« L’ensemble du système financier mondial est au moins aussi vulnérable sinon plus qu’en 2008″ assène Jean-Claude Trichet – ancien directeur de la BCE de 2003 à 2011 – lors d’une interview avec l’AFP le 15 septembre 2018, dix ans exactement après la faillite brutale de la banque d’affaires Lehman Brothers. La finance se serait-elle de nouveau échappée de la sphère réelle, empruntant le chemin tortueux de l’hubris et de l’excès ?

Il y a dix ans déjà un vent de panique soufflait dans toutes les places financières mondiales, levant le voile sur un système financier fragile, interconnecté et englué dans une bulle immobilière sans précédent. Encore aujourd’hui, des stigmates de cet événement persistent dans de nombreux secteurs et ouvrent la voie à de multiples risques financiers. Analyser ce qui a été fait pour assainir le système financier international et scruter minutieusement l’état actuel des marchés financiers pourrait alors nous éclairer sur ces dangers.

 

L’assainissement du système financier international : des marchés financiers enfin régulés ?

 « Financial regulation is the next item on the political horizon, and it doesn’t have to be the deathly dull wonk- battle that it sounds like. »  

Thomas Frank, journaliste et économiste, 2009.

Après la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers et le choc systémique que cela a engendré, les gouvernements ont pris conscience d’un monde financier détaché de la réalité, nourri par leurs propres politiques de dérégulation entamées dès les années 1970 aux États-Unis. Les conséquences de cette « exubérance irrationnelle » des marchés financiers – pour reprendre Alan Greenspan (président de la FED de 1987 à 2006) – ont touché directement la sphère réelle en minant les perspectives de croissance, les emplois et le commerce international. Dès lors, il a fallu sauver l’économie mondiale, puis, chercher à assainir le système financier international.

Ainsi, des plans de redressement exceptionnels ont été votés aux États-Unis (injection de 887 milliards de dollars), dans l’UE (250 milliards de dollars) pour stopper l’hémorragie, suivis par des politiques monétaires non-conventionnelles : en effet, les relances budgétaires ne se sont pas perpétuées après 2010 (en parti dû à l’endettement excessif des économies sud-européennes) tandis que les politiques monétaires laxistes sont encore en cours. Ces dernières ont pour principal but de relancer l’économie par la demande et d’assainir le bilan financier des banques. Par exemple, l’instauration dès 2010 de taux d’intérêts négatifs au Danemark est une incitation directe à la consommation pour les ménages tandis que le Quantitative Easing, orchestré par les banques centrales, permet l’augmentation de liquidités au sein des marchés financiers à travers l’achat massif d’actifs financiers. Pour un assainissement encore plus efficace, la FED et la BCE ont mis en place une politique de Qualitative Easing qui consiste en l’achat d’actifs toxiques et risqués (de risque mezzanine i.e notés de AA à BB) détenus par des Etats ou des banques qui sont alors échangés par des actifs liquides, sûrs, de type bons du Trésor (comme les T-bonds américains).

Cependant, l’affaiblissement de la toxicité des bilans bancaires est loin d’être suffisant pour catalyser les marchés financiers et éviter une nouvelle crise financière ; il a fallu mettre des barrières à la dérégulation bancaire : la reprise des accords de Bâle (les premiers datent de 1988) avec la signature de Bâle III en 2010 a été un tournant majeur dans la régulation financière. Les régulateurs financiers ont voulu essayer de brider les prises de positions risquées des banques en leur intimant d’avoir un certain montant de fonds propres afin de pallier le risque d’illiquidité qui pourrait mener à un bank run (un grand nombre de clients, doutant de la solvabilité de leur banque, retirent leurs dépôts le plus vite possible, ce qui peut mener à la faillite de la banque en question). C’est dans cette voie-là que s’est tournée la régulation prudentielle post-Bâle III : il y a un continuum de la pondération par les risques de Bâle I et II à travers le Ratio Cooke. En effet, une régulation va s’orchestrer sur un certain type d’avoirs de la banque en fonction du risque inhérent de ces actifs ; plus le risque est grand et plus les fonds propres exigés par le régulateur seront élevés : 8% de fonds propres sont aujourd’hui exigés. Mais Bâle III va encore plus loin puisque les accords mettent en place une régulation non-pondérée par les risques via un ratio de levier qui exige la détention de fonds propres (3% des actifs totaux) et ceci, même en cas de non-possession d’actifs risqués. On voit bien l’ambition des régulateurs : d’une part ils essayent de limiter tout risque financier et, d’autre part, veulent également éviter tout effet pervers qu’une régulation trop forte pourrait amener (rationnement du crédit, manque de liquidité sur le marché secondaire, etc.). Bâle III est la pierre angulaire de la régulation financière post-2008 et sous-entend des inhérences aux marchés financiers : la régulation est principalement basée sur la possession d’actifs risqués par les banques et donc suppose indirectement que la crise de 2008 a pour racines ces bilans toxiques.

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Les marchés financiers ont-ils appris de leurs erreurs ?

 « The essence of the this-time-is-different syndrome is…rooted in the firmly held belief that financial crises are things that happen to other people in other countries at other times. »

Carmen Reinhart, économiste, 2009.

Les marchés financiers ont fortement évolué en dix ans : secoués par la crise financière, bridés par la régulation et mus par le développement frénétique des économies émergentes… sont-ils aussi enclins au risque et à l’opacité qu’il y a dix ans ? Il convient alors de se pencher sur la question des actifs financiers et de l’interconnexion des marchés financiers qui ont été tous deux des facteurs primordiaux dans le déclenchement de la crise. De plus, s’appuyer sur le comportement des agents financiers peut être un réel moyen de voir si la notion de risque est inhérente à ces derniers.

Toute la phase de déréglementation financière états-unienne s’est accompagnée d’un développement croissant de la diversité des actifs financiers, ce qui s’est traduit par la promotion grandissante des produits dérivés. Ces derniers, titrisés, sont composés de différentes tranches plus ou moins risquées adossées à des sous-jacents et permettent aux banques de sortir de leur bilan des actifs peu liquides (comme les actifs immobiliers) en les vendant sur les marchés financiers. Cette technique, encore largement utilisée aujourd’hui, a été le point névralgique de la crise de 2008 en fonctionnant sur des marchés de gré à gré (sans chambre de compensation). Il ne s’agit plus d’un financement traditionnel mais bien d’un système opaque où de multiples agents interagissent et forment une chaîne : l’épargne des ménages ne reste pas dans les banques commerciales mais est confiée à des fonds communs/OPCVM/SICAV qui transitent vers des fonds spéculatifs et des banques d’investissement par le biais de ces produits dérivés. Cette longue chaîne complexe distille le risque entre différents agents et forme alors ce qu’on appelle le shadow banking. Cette finance, difficile à réguler, passe outre les régulations de Bâle III et pointe à 95 000 milliards de dollars en janvier 2018, soit 1,2 fois le PIB mondial tandis que les produits dérivés représentaient 1,2 quadrillion de dollars (plus d’un million de milliards de dollars) en mai 2016. Ces chiffres vertigineux ne sont pas la seule source d’un potentiel risque financier : les places financières étant interconnectées, c’est le système financier dans son ensemble qui porte le shadow banking et y est donc vulnérable puisque le risque de crise de contagion (i.e la propagation d’une crise financière d’un marché à un autre) augmente considérablement lorsqu’il y a une connexion entre deux marchés (ici, via les flux financiers opaques) [cf Masson, 1998]. Ainsi, le système financier international semble plus fragile aujourd’hui qu’à la veille de la chute de Lehman Brothers et ceci est grandement dû à la croissance impressionnante de cette finance de l’ombre.

Outre les établissements financiers et les modes de financement, c’est bien vers les agents financiers qu’il faut se tourner pour discuter de la santé des marchés financiers d’aujourd’hui. Est-ce que les principaux acteurs de la crise de 2008 ont été jugés ? La réponse est non, les PDG des grandes banques d’investissement new-yorkaises qui avaient exploité les produits dérivés toxiques continuent d’œuvrer à Wall Street : Richard S. Fuld, l’ancien PDG de Lehman Brothers gère un fonds d’investissement pour les grandes fortunes. On peut aussi mentionner la santé de fer des banques qui ont usé de stratégies plus ou moins morales lors des événements de 2008 : Goldman Sachs, qui spéculait contre ses propres clients en se couvrant du risque via des CDS (Credit Default Swaps), affiche une hausse des profits de 19% au troisième trimestre de 2018. La croissance insolente de ces géants financiers qui ont essuyé plusieurs scandales (le procès de Fabrice Tourre pour Goldman Sachs par exemple) semble résister à tout et pourrait mener à une hausse des prises de position risquées. En effet, la crise des subprimes a bien montré que la rationalité des agents financiers était caduque avec l’empirisme, idée qui a longtemps été partagée par les économistes comportementalistes. Les travaux de ces derniers établissent différents biais cognitifs qui poussent l’agent à prendre des positions jugées « irrationnelles » menant à des bulles financières [cf Kahmenan & Tversky, 1974,1992]. Par exemple, les agents ont tendance à être surconfiants lorsqu’ils ont généré des gains à la période t-1, dès lors, cet excès de confiance les amène à constituer un nouveau portefeuille, composé alors d’actifs plus risqués. Or, du fait du mimétisme présent sur les marchés financiers (on suit les mouvances et les décisions des cadors…), une telle prise de position entraîne une bulle financière à l’échelle macroéconomique. Ainsi, si les marchés continuent d’être aussi exubérants, un risque de bulle financière est tout à fait possible : du fait de la nature même de l’humain, une crise financière semble inévitable.

 

Le futur des marchés financiers : de nouveaux défis liés aux stigmates de 2008.

 « La limite de la vitesse de la lumière est devenu agaçante. »

Andrew Gale, trader à NYSE-Euronext à propos du High Frequency Trading, 2014.

La menace d’une crise financière mondiale, symptôme de la catastrophe de 2008, est tout à fait possible et ce risque majeur implique de grands défis pour la finance internationale.

La rationalité des agents a été mise à mal et, petit à petit, en une décennie, une nouvelle forme de finance a vu le jour : le High Frequency Trading. Il s’agit de l’aboutissement ultime de la technologie au service de la finance puisque ce trading à haute fréquence n’est réalisé que par des robots traders qui calculent, échangent, vendent à une vitesse record les actifs financiers : un ordre se fait chaque 0,000044 secondes, soit 2,8 millions d’ordres en deux minutes. Ces robots suivent des algorithmes complexes mis au point et modélisés par l’ingénierie financière. On pourrait croire que l’objectivité algorithmique représente le Deus ex machina de la finance, annihilant tous les maux liés à l’irrationalité humaine et donc effacerait tout risque de crise, mais là n’est pas la réalité. En effet, ces robots peuvent se tromper et au vu de la vitesse fulgurante à laquelle ils échangent, une petite erreur peut entraîner une panique bancaire très facilement. Ainsi, la situation post-2008 a amené un nouveau type de crises, les « crisis-flash » liées à des erreurs de calcul et de manipulation de la part des robots traders : en 2010, une est apparue, faisant plonger le Dow Jones à -9,5% de sa valeur d’ouverture en à peine deux minutes avec des pertes importantes pour certains fonds comme Knight Capital qui a encaissé une perte de 450 millions de dollars. Le défi majeur du système financier va être de limiter ce genre de crises notamment à travers une possible régulation, or, ceci n’est pas du tout gagné puisque les algorithmes ne sont connus que par les banques en plus d’être d’une trop grande complexité pour les régulateurs financiers (SEC, AMF, etc.).

Outre la complexification des échanges de flux financiers, une question majeure qui découle directement de la crise de 2008 mérite d’être posée : du point de vue épistémologique, théorique et juridique, la situation ne semble pas avoir évolué depuis 2008. Une des raisons pour laquelle la sphère financière s’est détachée de la réalité est le fait que, dès les années 1970, les économistes financiers ont mis au point des modèles théoriques d’une clarté mathématique remarquable avec la rationalité des agents et l’efficience des marchés financiers en figure de proue [cf Fama, « Efficient Capital Markets » 1970 ; Modèle Black & Scholes, 1973 ; Modèle CRR, 1979]. Ces hypothèses néoclassiques simplifient la réalité et mènent au déni de toute irrationalité possible ; de plus, ces modèles sont largement utilisés par les agents financiers et conduisent donc à ce fameux détachement du système financier. Ce lien qui existe entre les chercheurs universitaires et les agents financiers est encore plus solide qu’il n’y paraît car des professeurs d’université sont payés officieusement par les lobbies financiers afin de faire l’éloge d’actifs financiers risqués ou de la robustesse financière de certains pays (cf Inside Job, l’économiste F. Mishkin a été payé officieusement 124 000 $ par la Chambre de Commerce islandaise afin d’encenser l’économie islandaise en 2006 alors qu’elle était un des pays détenant le plus d’actifs toxiques à ce moment-là). Cette mainmise que possède le lobby financier s’étendait jusqu’aux agences de notation puisque ces  dernières notaient des établissements financiers en fonction de ce que ces derniers leur versaient : ainsi, Lehman Brothers était jugé solvable et avait reçu la note d’AAA…un mois avant sa faillite. Depuis, les lobbies ont réussi à aller encore plus loin et ont pris place à la Maison-Blanche : Donald Trump a révoqué en 2018 le Dodd-Frank Act (2010) qui exigeait des banques de ne pas opérer avec les hedge funds avec plus de 3% de leurs fonds propres ; des membres du gouvernement américain viennent tout droit de Wall Street comme le Secrétaire au Trésor, Steven Mnuchin. On pourrait encore mentionner le fait que d’anciens employés de grandes banques d’investissement se retrouvent à la tête des établissements financiers les plus prestigieux, comme Mario Draghi qui est devenu président de la BCE après avoir travaillé pour Goldman Sachs. Ainsi, les relations étroites qui existaient avant 2008 entre Wall Street, l’académisme et l’Etat se sont encore plus renforcées depuis et sous- tendent de sérieux conflits d’intérêt. Il ne reste plus qu’à savoir, s’il sera possible de démêler cet imbroglio d’ici quelques années afin de profiter d’un système financier sain et transparent.

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Ce sont là les principaux défis qui se posent aujourd’hui, à la suite de la crise des subprimes et des dix ans qui l’ont suivie. Cependant, d’autres s’y ajoutent, comme l’endettement des pays émergents et leurs réserves excessives de T-bonds américains (notamment la Chine qui détient 27% des réserves mondiales en 2011, cf CAE« Réformer le système monétaire international », 2011) qui ankylosent toute perspective de bon financement sur le territoire asiatique ; ou encore la multipolarité naissante du système monétaire international qui laisse présager de fortes tensions financières entre les pays du Nord et les BRICS/PED.

Finalement, bien que le système financier international panse ses blessures de 2008, il n’est pas exclu que ce dernier vole en éclat dans les prochaines années, car tout ce qui a amené la catastrophe financière de 2008 est encore présent, à demi-caché par une finance opaque rampante et une réglementation presque inefficiente. L’effervescence actuelle des marchés financiers n’est plus qu’un voile posé sur une réalité ineffable : la complète démesure des marchés financiers.

 

Ulysse M’Bouti, étudiant à l’EDHEC Business School et contributeur du blog AlumnEye