« 15 fois l’EBITDA & 300 licornes : la valorisation a-t-elle encore un sens ? ». Tel était le sujet de la traditionnelle conférence annuelle du Master 225 de l’Université Paris-Dauphine, édition 2017. La valorisation d’entreprises reste un sujet passionnant tant il suscite des tensions entre le rationnel (les méthodes de valorisation) et l’émotionnel (jeu de l’offre et de la demande).

Pour cette conférence, deux tables rondes avec pour idée de faire débattre des intervenants expérimentés venant de deux univers diamétralement opposés : les LBO et les start-ups. D’un côté les marchés matures, de l’autre les marchés en croissance, voire en construction.  Et tenter de voir si on arrive finalement au même constat.

Le premier point commun de ces deux mondes, c’est l’aspect « Private ». Nous parlons ici de financements privés et ce n’est pas pour rien que Maurice Nussembaum, fondateur du Master 225, introduit la conférence en parlant de « shift des IPO vers les financements privés ». Sur les 12 derniers mois, on observe moins d’introductions en bourse. Les investisseurs verraient dans les entreprises non cotées des opportunités nouvelles.

Dès lors, cet afflux de liquidités vers les entreprises privées est-il en train de construire une bulle de la valorisation des entreprises non cotées ?

LA4Lire aussi : LBOs stars, quatre exemples de succès historiques

 

Tableau ronde n° 1 : LBO et bulle de financements

Le contexte macroéconomique est favorable à une hausse des valeurs. Tout semble réuni pour que les valorisations soient à leur plus haut. Comme l’a indiqué Sylvina Mayer, Managing Director Financial Sponsors Coverage Group au sein de BNP Paribas, « avec des taux très bas depuis plusieurs années, les banques possèdent une masse de liquidités à investir dans les entreprises ». Les banques sont donc prêtes à investir. Un peu trop selon Franck Kelif, Associé Perceva Capital : « De ma vision d’investisseur dans les entreprises en difficultés, je constate qu’il est plus facile de lever de la dette d’acquisition, que du financement de BFR. Or, la base reste tout de même le développement opérationnel des entreprises, avant de penser à un LBO. ». On assisterait donc à une bulle du financement d’acquisition ? Sylvina Mayer tempère : « Tout le monde a en mémoire les différentes crises vécues depuis 2008. Les banques sont plus regardantes et ne font pas n’importe quoi. Nous refusons la moitié des opérations proposées, et les LBOs financés par notre banque vont bien. Clairement, il n’y a pas de bulle de financement ». Frans Tieleman, Managing Partner Eurazeo, est plutôt d’accord : « Comme on l’a vu pour Vivarte ou Pages Jaunes, le problème n’est pas forcément la dette, mais surtout le projet. Il faut analyser le business, et voir si l’entreprise sait évoluer ». Un intervenant clairement en désaccord réplique : « Il y a quand même toujours un problème de la dette ! Certains refont les mêmes erreurs sans arrêt. Aujourd’hui, des dossiers médiocres sont financés alors que ça n’aurait pas été le cas l’an dernier. ». Franck Kelif apporte sa touche, avec sa vision peut-être plus opérationnelle, du fait de sa casquette « retournement d’entreprises » : « L’investisseur a-t-il conscience parfois qu’il est actionnaire ? Si l’entreprise ne peut pas rembourser sa dette d’acquisition, c’est un problème en effet, mais si elle ne peut pas financer son BFR… La question est donc également : l’entreprise a-t-elle le bon actionnaire ? L’exemple de Vivarte est frappant : l’actionnaire était entré par de la dette dans une logique spéculative, sur un business model qui s’essoufflait. Avait-il anticipé les difficultés, a-t-il pensé à l’accompagnement en conséquence ? »

Cette problématique des taux bas touche également d’autres acteurs que les banques. Mathieu Antonini, Managing Director chez Ardian, donne sa vision d’investisseur en capital : « Les investisseurs sont à la recherche de rendement, et les taux bas incitent dès lors à allouer le capital d’une manière différente. Les actifs traditionnels donnent aujourd’hui un rendement limité, et les LBO apparaissent, pour les grands gérants institutionnels, comme une alternative crédible et attractive. Obtenir des rendements de 20% dans le contexte actuel, c’est très intéressant ». Christophe Karvélis, Associé fondateur chez Capzanine, ajoute : « Les multiples sont élevés notamment à cause des taux bas. Avec une très probable remontée de ces taux, les multiples de sortie diminueront, entrainant une baisse des rendements. ». Il continue : « La majorité des investisseurs acceptent le principe que les rendements vont baisser. A taux 0 ou négatif, quand on fait 12 ou 14% de rendement net, on est très content, d’autant plus avec des marchés financiers très volatiles. On a aujourd’hui une perception inverse des années 1998-2000, où les IPOs attiraient. Aujourd’hui, on se dirige vers le Private Equity. Le cash se déplace en ce sens. Plus de cash signifie que les valorisations vont augmenter. Si les valorisations augmentent, les rendements baissent. »

Cependant, tous s’accordent à dire que l’industrie du Private Equity a évolué depuis une quinzaine d’année. La courbe d’apprentissage n’a fait que croître, surtout avec la crise des subprimes. Une expérience qui sert à ne pas retomber dans certains travers. Franck Kelif  note que : « Il y a plus de liquidités, mais les fonds recherchent aujourd’hui de la qualité, même si cela doit s’accompagner de rendements plus faibles. L’industrie s’est éduquée, professionnalisée. Le risque diminue, donc le rendement également ». Ces propos vont dans le sens de ceux tenus par Mathieu Antonini : « le LBO est une industrie qui a vécu 3 crises depuis 2008, les gens ont une mémoire et sont en place depuis plusieurs années. Ils ont la capacité aujourd’hui de regarder des projets en réfléchissant à un contexte macro difficile. Il s’agit d’une industrie qui, par ailleurs, s’est beaucoup structurée. Et, dès lors, il est difficile de penser que nous allons vers une bulle des valorisations »

Si une opération LBO se passe bien de l’entrée à la sortie, est-ce que la notion de valorisation faible ou forte a un sens ? Comme le dit si bien Franck Kelif : « Que veulent dire « multiples élevés » et « mur de la dette » ? Personnellement, la grande majorité des dossiers que je vois passer ne sont pas des LBOs en difficultés. A partir du moment où l’on a des fonds responsables, tout va bien. En 2008, ce n’est pas la crise du LBO, c’est une crise mondiale, globale. Le problème n’est pas le niveau de la dette, mais la structuration de la dette par rapport au business en lui-même ». Surtout, le secteur du Private Equity a appris. Christophe Karvélis insiste : « Avec les précédentes crises, on connait la notion de stress test. En 2006-2007, les multiples et leviers étaient élevés. En 2009, plus personne ne maitrisait les baisses de chiffre d’affaires. Mais il y a eu finalement très peu de défauts de LBOs ».

La bonne gestion globale des fonds de Private Equity a permis une certaine résilience du secteur. Dès lors, parler de valorisations trop élevées ne ferait pas sens. Frans Tieleman conclut : « Si le contexte macroéconomique redevient difficile, il y aura forcément des montages en difficulté. Mais ce n’est pas lié au LBO en soit. Trop ou pas assez cher, ce n’est pas la question. La question est celle du projet : quels sont les options de développement ? ».

LA4Lire aussi : Venture Capital & Private Equity : quelles différences ? Où postuler ?

 

Table ronde 2 : Start-ups, entre hyper-valorisation et vallée de la mort

Lors de cette seconde table ronde, le débat a très vite tourné court concernant une approche potentiellement scientifique de l’Enterprise Value. La valorisation des start-ups par les multiples est plus compliquée, étant donné qu’il n’y a pas encore d’EBITDA positif. Sur quels fondements se baser alors ?

Mathieu Lattes, Head of Venture Rothschild, démarre : « La question n’est pas la valorisation d’entreprise mais la levée, et connaitre le niveau de cette levée : poser la question au fondateur de savoir comment il va réaliser sa croissance avec le financement obtenu ». Olivier Younes, Associé Gérant Expen, est d’accord : « La valorisation à un instant t n’a que peu d’importance. Ce que nous regardons, ce sont les accomplissements opérationnels, le prochain tour de table, et la possibilité de sortie à terme », tout en ajoutant que « dans le monde des start-ups, en France, tout le monde est hystérisé à l’idée de rater une pépite. La concurrence est alors très forte pour devenir le partenaire de référence d’un fondateur ». Un vrai sujet, pour les fonds de Venture Capital, reste l’implication des fondateurs. Christophe Raynaud, Directeur Général ISAI, nous explique : « Nous n’investissons que dans des projets très early stage, donc la règle à retenir est que la valorisation est systématiquement liée au niveau de la levée de fonds, avec prise en compte de la dilution du fondateur. En effet, pour le maintenir impliqué, il doit garder une partie significative de l’actionnariat. » . C’est Morgann Lesné, Associé chez Cambon Partners, qui fera une belle synthèse de ces éléments : « Les discussions sont plutôt rationnelles sur la dilution des fondateurs, mais pas sur la valorisation, qui reste une discussion très passionnelle. Ce qu’on cherche, c’est l’engagement des fondateurs. L’autre question sur la valorisation, plus indirecte, est de savoir qui peut racheter la boite après. C’est donc une réflexion sur la sortie ». Une approche retenue par Charles Letourneur, Managing Partner chez Alven Capital : « Il s’agit d’un vaste débat, qui selon moi  n’est pas scientifique. C’est plutôt un exercice d’anticipation de la valorisation à terme. Quel est le potentiel de la société, combien elle peut valoir à terme, quelle est la taille du marché ? Je sais que je dois faire entre 5 et 10 fois ma mise. 2e aspect : le montant levé et la place laissée au management : je sais que je vais surpayer au début par principe. Je paie beaucoup trop cher à un instant t. S’ajoutent des éléments de conjoncture, de concurrence sur un deal, mais qui me semblent tout de même marginaux »

La question de la valorisation étant très vite évacuée, une réelle discussion s’engage sur l’avenir du Venture Capital, et des start-ups, en France. Avec comme point de repère, évidemment, les Etats-Unis. Là également, il y a consensus. Charles Letourneur nous donne une comparaison amusante : « La différence entre les marchés US et français, c’est comme entre la NBA et la Pro A. En France on a créé un bon écosystème. Mais il existe un gap culturel. Je parlais un jour avec un VC américain, je lui disais que mon taux d’échec était de 15% environ, il m’a répondu « that’s bad ! ». Non pas que ce chiffre soit élevé, mais trop faible ! C’est culturel, les américains ont une approche de la prise de risque bien différente. Davantage de pertes en nombre, mais des succès plus retentissants ». Accepter d’avoir une part d’échecs dans une stratégie globale de création, c’est tout à fait normal, selon Christophe Raynaud : « Il ne faut pas oublier que le Venture Capital est un métier de « Hits », plus que dans le cinéma ou la musique ». De toute façon, structurellement, le marché n’est pas le même. Comme l’explique Morgann Lesné, « il est  impossible de reproduire ce qui se passe aux US car ce n’est pas la même taille de marché. L’écosystème y est moins favorable, avec des niveaux d’ambition différents ». Et Christophe Raynaud ajoute : « Il y a peu de chances que l’on découvre les prochains Snapchat ou AirBnB, car cela se passe surtout aux US, avec un écosystème plus favorable à cela. En France, l’écosystème est bon, pour des projets plus raisonnables. On dispose de beaucoup de capital disponible, d’investisseurs et d’entrepreneurs de qualité ». Mathieu Lattes donne sa conclusion : « En France, on essaie d’inventer un modèle unique, celui de créer vite des boites rentables. Un exemple : Chauffeur Privé, français, structurellement rentable. Le bon mix entre succès mesuré et rentabilité »

 

Adrien Rosenberg, formateur Corporate Finance AlumnEye