Aux Etats-Unis, à l’heure où le parti démocrate se fait le chantre d’un allègement pour les emprunteurs du fardeau grandissant de la dette étudiante, Donald Trump et le Département de l’Education envisagent la privatisation de cette dette, perçue comme une menace pesant sur les finances publiques de l’Etat fédéral. Qui sont les acteurs en première ligne dans ce dossier ? Surtout, à quels risques sous-jacents ce phénomène expose-t-il le secteur financier ?

En pleine campagne en vue des primaires du printemps 2020, les prétendants du camp démocrate rivalisent d’imagination pour proposer une réponse à la crise sociale engendrée par l’accroissement régulier de l’endettement des étudiants du supérieur. Quand le sénateur du Vermont Bernie Sanders promet d’effacer intégralement la dette étudiante en la finançant par une « taxe sur Wall Street », la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren entend l’annuler à 95% en taxant les grandes fortunes. D’autres candidats plus modérés proposent d’adapter davantage les frais de scolarité aux revenus des étudiants et de leur famille.

Outre la question essentielle des inégalités que soulève ce sujet de la dette étudiante, au-delà des préoccupations économiques liées au drainage d’une partie du revenu de nombreux américains contraints de rembourser leur prêt étudiant (au détriment de la consommation des ménages), c’est la dimension financière de ce phénomène qui intéresse au premier chef.

 

Une dette étudiante qui a explosé depuis 2008

 

En 2012, Barack Obama affirmait qu’il avait fini de rembourser son crédit étudiant en 2004, soit à peine quatre ans avant son élection à la présidence des Etats-Unis à l’âge de 47 ans. Le cas du 44e président américain, diplômé des très prestigieuses Harvard University et Columbia University, est emblématique de ce que vit la majorité des Américains ayant suivi des études supérieures, que ce soit dans des universités privées comme Harvard ou bien publiques. Les frais de scolarité de ces dernières sont de facto indexés sur ceux pratiqués par les premières, dans un contexte de concurrence exacerbée qui les pousse à vouloir proposer des prestations similaires à celles offertes par les universités privées les plus renommées. Cette dynamique est organiquement la première source d’augmentation continue des frais de scolarité depuis les années 1980.

A l’évidence, la crise de 2008 a joué un rôle d’accélérateur dans cette évolution haussière. En effet, le Bureau of Economic Analysis (BEA) du Département du Commerce chiffre à hauteur de 9% la baisse des recettes fiscales des collectivités locales et des Etats américains entre 2008 et 2009, d’où un resserrement de leurs dépenses, en particulier dans le financement des universités publiques, qui représentent 38% des 4300 colleges que compte le pays. Au niveau national, la part de ce financement a ainsi accusé une chute de 27% à 18% entre 2008 et 2012. On comprend alors la hausse de 63% des frais de scolarité mesurée par le US Bureau of Labor Statistics (BLS) entre 2006 et 2016.

Dans ce cas, pourquoi les inscriptions à l’université ont-elles repris de plus belle après 2008 ? Pour Jaison Abel et Richard Deitz[1], de la Federal Reserve Bank of New York, la réponse est simple : même si la crise de 2008 a conduit les emprunteurs à accepter des emplois moins bien rémunérés, la rentabilité d’un cursus de premier cycle à l’université reste importante pour les étudiants. D’ailleurs, le BLS établit une corrélation positive entre le taux de chômage et le nombre d’inscriptions dans l’enseignement supérieur. Autrement dit, chaque récession s’accompagne d’une hausse du nombre d’étudiants inscrits à l’université, malgré la baisse du revenu des ménages.

Résultat, près de 45 millions d’Américains sont aujourd’hui souscripteurs d’un prêt étudiant, pour un montant total de 1600 milliards de dollars. Cela correspond à une hausse de la dette étudiante de 142% depuis 2008, dépassant de loin la croissance des autres types de crédit aux Etats-Unis sur la même période. En 2005, un étudiant endetté quittait l’université avec une dette moyenne de $20,000, contre $37,000 moins de quinze ans plus tard, avec une période de remboursement moyenne de 19 ans. Notons que les prêts d’un montant supérieur à $100,000 ne concernent que 5% des emprunteurs.

Cette hausse spectaculaire de l’endettement étudiant s’inscrit dans une tendance ascendante de l’endettement des ménages américains. Celui-ci avait décru sensiblement après 2008, avant de connaître une reprise à partir de 2013 dans un contexte de taux bas, jusqu’à dépasser au 2ème 2014 le niveau du 3ème 2008, pour finir aujourd’hui à plus de 13 670 milliards de dollars, d’après la Fed de New York. Cela équivaut à 103% du PIB des Etats-Unis, contre 86% au Royaume-Uni et 58% en France.

Si la dette étudiante américaine ne représente aujourd’hui que 12% de cette dette des ménages, loin derrière la dette immobilière qui reste en tête du classement malgré le séisme de 2008, cette part a plus que doublé depuis 2008, quand celle de la dette immobilière a perdu près de 10 points. La dette étudiante s’affiche ainsi en deuxième position parmi les différents types de crédits octroyés aux ménages américains, derrière les prêts immobiliers, mais devant les prêts automobiles et les emprunts contractés par carte de crédit.

Reste à savoir quels risques sont générés par cette dette et quels acteurs en sont les dépositaires.

 

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Le risque d’effondrement n’est à ce jour pas porté par le marché

 

Depuis le milieu des années 1990, le gouvernement fédéral émet directement des prêts étudiants, alors qu’il se contentait jusqu’alors de garantir leur remboursement (en dictant aux établissements de crédit des conditions favorables aux emprunteurs). A partir de 2010, avec les réformes Obama, il va jusqu’à s’octroyer le quasi-monopole de l’émission de ces prêts, au détriment du secteur privé.

Ainsi, le risque de défaut élevé de 11,5% sur ces crédits pèse surtout sur les finances publiques. En effet, dans son rapport annuel de 2016, le Département du Trésor américain soulignait que la dette étudiante constituait 31% des actifs du gouvernement américain, qui possède à ce jour plus de 1,45 billion de dollars de dette étudiante, soit plus de 90% de cette dette.

En cas de retournement conjoncturel, source d’une explosion du taux de défaut, le risque serait massivement projeté sur des finances publiques déjà croulantes sous les dépenses opérées par l’administration Trump, notamment avec sa politique de baisse d’impôts massive de 2017[2]. Résultat, le déficit public des Etats-Unis a retrouvé l’an dernier son niveau de 2012, à 3,9% du PIB. Les finances publiques de l’Etat fédéral sont donc particulièrement exposées au risque de retournement conjoncturel, en particulier dans un contexte de tensions commerciales avec la Chine.

Ainsi, le risque n’est à ce jour pas porté par les banques et le marché. En effet, une note publiée par la Banque de France en 2014 soulignait que la dette étudiante américaine ne menaçait pas directement le système bancaire, dans la mesure où elle était majoritairement garantie par le gouvernement fédéral et peu titrisée (20% des créances seulement).

La situation est-elle différente aujourd’hui ? Fondamentalement, non. Le gouvernement détient et assure toujours la majorité des dettes, le taux de défaut reste stable et la titrisation demeure marginale et est même en baisse depuis 2010. Rien ne semble avoir significativement changé. A une différence près : l’environnement politique et régulateur. C’est précisément là que réside le risque futur pour le secteur bancaire et les investisseurs.

 

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Projet de privatisation de la dette et report du risque

 

Si la crise de 2008 avait été suivie d’un vaste mouvement de régulation bancaire (le Dodd-Frank Act, signé par Obama en 2010, traduisait les engagements américains pris dans le cadre du G20 en matière de régulation financière), la fin de la décennie 2010 est marquée par la tendance inverse depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche.

L’affaiblissement de la loi Dodd-Frank est entériné en mai 2018 à travers l’Economic Growth, Regulatory Relief and Consumer Protection Act voté par les deux chambres du Congrès américain, qui valident ainsi les décrets signés l’année précédente par l’actuel locataire de la Maison Blanche[3] afin de restreindre significativement le nombre de banques faisant l’objet d’une régulation fédérale. Il s’agit notamment de relever de 50 à 250 milliards de dollars le seuil d’actifs au-delà duquel une banque est considérée comme systémique, ce qui revient à réduire le nombre d’établissements financiers soumis à des ratios prudentiels contraignants sur leurs fonds propres.

C’est dans ce contexte de dérèglementation bancaire que, le 1er mai dernier, le Wall Street Journal publiait une information selon laquelle le Département de l’Education avait engagé le cabinet de conseil McKinsey & Company pour réaliser un audit des actifs en dette étudiante détenus par le gouvernement fédéral. L’objectif affiché est clair : évaluer les conséquences d’une hausse du taux de défaut sur les finances publiques, déterminer quels seraient les bénéfices d’une privatisation partielle ou totale de ces actifs et fixer le « juste » prix d’une telle vente à des organismes privés.

Par le passé, plusieurs hauts responsables de l’administration Trump, en particulier l’actuelle secrétaire à l’Education Betsy DeVos, se sont prononcés en faveur d’une privatisation de cette dette. Le raisonnement induit consiste à affirmer qu’il vaut mieux reporter le risque sur le marché et le système bancaire, supposés gérer de façon plus optimale le poids de cette dette, plutôt que de réaliser une socialisation des risques, c’est-à-dire de faire porter le risque sur les finances publiques du gouvernement fédéral et donc sur le contribuable américain.

Betsy DeVos, qui déclarait en novembre 2018 que « le monopole de l’Etat [sur l’émission de la dette étudiante] s’avère coûteux pour les contribuables sans pour autant résoudre le problème des étudiants »[4], prenait ainsi pour cible les mesures prises par l’administration Obama en 2010 pour renforcer le rôle de l’état fédéral dans l’émission de ce type de prêts.

Au plan légal, une telle privatisation est possible. En effet, une disposition du Higher Education Act (HEA), loi promulguée en 1965 sous l’administration Johnson dans le cadre de sa politique dite « Great Society » de lutte contre les inégalités et la pauvreté, autorise le secrétaire à l’Education à privatiser les prêts étudiants, si les termes négociés le sont « dans le meilleur intérêt des Etats-Unis ».

A l’évidence, une telle perspective réjouit les organismes du secteur déjà présents sur le créneau de la dette étudiante, principalement Sallie Mae, Wells Fargo et Discover Financial Services, qui représentent actuellement moins de 8% des prêts étudiants accordés aux Etats-Unis. Ainsi, on note que l’action Sallie Mae[5] s’est envolée de 62% dans le mois suivant l’élection de Donald Trump, le 4 novembre 2016. Du reste, le secteur demeure massivement sous-occupé, comme le souligne l’absence sur ce créneau d’acteurs majeurs tels que JP Morgan.

Une telle ouverture de l’industrie du prêt étudiant au secteur privé impliquerait de facto un vaste mouvement de titrisation (securitization en anglais) de ces actifs, qui consiste à transformer des créances en titres financiers échangeables sur le marché des capitaux. Dans le cas des prêts étudiants, la titrisation prend la forme de SLABS (Student Loan Asset-Backed Securities). L’intérêt de la titrisation pour les organismes financiers est de sortir ces créances de leur bilan et ainsi d’améliorer leurs ratios de solvabilité pour pouvoir consentir de nouveaux crédits. L’avantage pour les investisseurs (banques, hedge funds, fonds de pension, etc.) qui achètent ces titres est la perspective d’un rendement élevé. Au niveau global, le risque est censé être limité, car réparti sur un nombre important d’investisseurs et donc absorbé en cas de choc.

Toutefois, si le risque se réalise massivement, l’effondrement sera potentiellement violent, d’autant plus si la qualité des titres a été mal évaluée. On retrouve ici l’un des mécanismes au cœur du déclenchement de la crise financière de 2008. En 2014, la garantie du gouvernement fédéral sur ces prêts assurait à 81% des SLABS une notation supérieure à AA[6]. Mais quid du risque de crédit en cas de privatisation ?

 

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Le scénario du pire en cas de titrisation totale

 

Contrairement à 2008, le risque n’est en réalité pas celui de l’explosion de la « bulle » des prêts étudiants. Ces derniers, à l’inverse des prêts hypothécaires dont la valeur s’était effondrée en 2007, ne sont pas à proprement parler appuyés sur un actif, ils sont appuyés sur le prix d’un diplôme. Certes, en termes purement économiques, on peut considérer que les emprunteurs investissent sur un diplôme en empruntant pour pouvoir « l’acheter » et obtenir un retour sur investissement à travers leur rémunération future. Cependant, il n’y aurait pas beaucoup de sens à parler de « surévaluation » du diplôme car son prix (les frais de scolarité) dépend de trop de facteurs qui échappent aux lois du marché. Dans ce cas, il n’y a donc pas lieu de parler de bulle. Non, le risque est ailleurs.

Il provient de l’explosion potentielle du taux de défaut des emprunteurs sur ces prêts. C’est à cette condition que la valeur des créances s’effondrerait, au détriment de leurs propriétaires (les créanciers), sur le même schéma qu’en 2007-2008.

Deux principales causes crédibles d’un tel séisme seraient, d’une part, une chute brutale du revenu des ménages endettés, dans un contexte de retournement conjoncturel et, d’autre part, l’augmentation des taux d’intérêt exigés par les organismes privés. Alors que les taux pour les prêts assurés par l’Etat fédéral s’élèvent en moyenne à 4%, ceux pratiqués par le secteur privé se chiffrent à plus de 10%. Par ailleurs, la privatisation entraînerait la fin des avantages offerts par le gouvernement fédéral en matière de rééchelonnement de la dette et de suspension temporaire des remboursements en cas de difficultés des ménages.

D’après Judith Scott-Clayton, professeure à la Columbia University, dans un rapport publié par la Brookings Institution en janvier 2018, le taux de défaut sur les prêts étudiants pourrait atteindre 40% d’ici 2023, contre 11,5% en moyenne actuellement, chiffre stable depuis 2014. A titre de comparaison, le taux de défaut sur les crédits subprimes dépassait 15% à l’été 2007.

Le risque de propagation à tout le secteur financier réside dans l’éparpillement de cette dette titrisée éventuelle dans les fonds de pension, les hedge funds, et surtout les banques, ce qui pose la question de la solidité de leurs fonds propres, qui leur a fait défaut en 2008. Rappelons que les réformes de l’actuelle administration ne vont pas dans le sens d’un renforcement de ces fonds propres, au contraire. Quels seraient alors les effets d’une détention massive de titres de dette étudiante risqués par une institution telle que Wells Fargo (quatrième banque américaine par son actif) en cas d’explosion du taux de défaut ? Les effets sont difficiles à mesurer, mais le cas Lehman Brothers fait date en la matière. Toutefois, les règles prudentielles ont évolué et le dernier stress test de juin 2019 a montré que la plupart des grandes banques américaines possédaient un ratio de fonds propres généralement supérieur à 10% de leurs actifs. Rien à voir avec les 3% de Lehman Brothers au plus haut de la crise, il y a onze ans. Cependant, la prudence reste de mise.

Pour lever toute ambiguïté, il ne s’agit pas d’analyser toute situation financière à l’aune de la crise de 2008, mais dans le cas qui nous intéresse, une telle comparaison présente un intérêt, ne serait-ce qu’en matière d’ordres de grandeur.

En l’occurrence, les montants actuels de la dette étudiante privée restent bien inférieurs à ceux impliqués dans l’effondrement de 2008. D’après la Banque de France, l’encourt des subprimes au point haut de la bulle était de 1300 milliards de dollars en 2007, contre 100 milliards aujourd’hui pour les créances étudiantes de 1,4 million d’emprunteurs gérées par le secteur privé, selon Bloomberg. En revanche, si la dette fédérale était entièrement privatisée et titrisée demain, on obtiendrait un encourt de 1600 milliards de dollars…

Or, n’oublions pas que la dette étudiante est mécaniquement poussée à la hausse par l’effet cliquet de l’augmentation des frais de scolarité. Autrement dit, ces derniers sont rigides à la baisse, pour les raisons citées précédemment (concurrence entre les universités, chute des financements publics et hausse de la demande d’enseignement supérieur depuis 2008). Si l’on se fonde sur les onze années écoulées depuis 2008, on obtient un taux de croissance annuel moyen de cette dette de 8,4%. En supposant  que la tendance se poursuive au même rythme sur les six prochaines années, on obtient un encourt de dette étudiante projeté de près de 2600 milliards de dollars en 2025, soit le double des encours des prêts subprimes en 2007.

Aussi, en cas de privatisation et de titrisation de la dette étudiante, cette dernière risquerait moins d’être une source intrinsèque de crise de liquidité voire financière qu’un facteur accélérant, une courroie de transmission majeure d’une crise économique vers le secteur financier. Affaire à suivre…

[1] Jaison R. Abel & Richard Deitz, “Do the Benefits of College Still Outweight the Costs?”, Issues in Economics and Finance (Vol. 20 No. 3, 2014).

[2] Baisse d’impôts estimée par le Congrès américain à 1450 milliards de dollars sur 10 ans, soit un alourdissement équivalent du déficit public sur cette période.

[3] Le 30 janvier et le 3 février 2017.

[4] « The government monopoly has proven costly to taxpayers and it hasn’t been a panacea for students either » (November 27th, 2018).

[5] Surnom de la société SLM Corporation (anciennement Student Loan Marketing Association), cotée au NASDAQ.

[6] Selon la grille de notation Standard & Poor’s (S&P).

 

Nathanaël Zobel-Pantalacci, étudiant à Grenoble Ecole de Management et contributeur du blog Alumneye