
Luca de Meo
Bocconi, Fiat, Renault, et maintenant au volant de Kering
En juin 2025, les yeux du monde du luxe sont rivés sur Kering, plus particulièrement sur son futur directeur général : Luca de Meo. Dirigeant moderne, il s’est distingué par plusieurs coups d’éclat dansl’industrie automobile, notamment en redressant en cinq ans Renault, alors en grande difficulté à sonarrivée en 2020. Avec une prime de bienvenue de 20 millions d’euros et une rémunération annuelle pouvant dépasser 8 millions d’euros (hors actions de performance), Kering débourse gros pour celui qui pourrait être l’architecte du renouveau d’un groupe en perte de vitesse depuis 2021. Dans un contexte difficile, marqué par la chute des ventes de Gucci et une dette en forte hausse,pourquoi François-Henri Pinault mise-t-il autant sur ce dirigeant venu de l’automobile ? La réponse àtravers le parcours d’un “homme de marques”, capable d’identifier les faiblesses et de faire renaîtreles identités fortes.
De Toyota à Fiat
Luca de Meo naît en 1967 à Milan. Passionné d’automobile, il est plongé très jeune dans ce milieu, il raconte souvent comme anecdote sans rencontre avec le pilote de rallye italien Arnaldo Cavallari,qu’il fait monter dans sa Lancia Fulvia.
Diplômé de l’université Bocconi, il commence en 1992 sa carrière chez Renault, où il occupe divers postes en marketing, avant de rejoindre Toyota Europe en 1998, où il reste quatre ans.
À partir de 2002, Luca de Meo occupe ses premières responsabilités majeures au sein du groupe Fiat,où il gravit rapidement les échelons jusqu’à devenir Chief Marketing Officer.
Son premier grand coup d’éclat intervient avec le relaunch de la Fiat 500, modèle iconique en Italie, symbole de liberté, de jeunesse et du design à l’italienne. De Meo choisit de capitaliser sur cet héritage émotionnel en proposant une version moderne, compacte, urbaine et esthétique, fidèle à l’esprit original tout en répondant aux attentes d’une nouvelle génération.
Contrairement aux citadines généralistes comme la Renault Twingo ou la Toyota Yaris, la nouvelle 500 est pensée pour un public ciblé : les urbains, les créatifs, les amateurs de design et ceux sensibles au style, notamment une clientèle féminine. L’objectif n’est pas de séduire les passionnés d’automobile, mais une audience plus large, attirée par l’identité visuelle et la personnalisation.
De Meo structure sa stratégie autour de 3 piliers :
– Personnalisation poussée : un catalogue riche de couleurs, d’intérieurs, de stickers et d’accessoires, permettant à chaque client d’avoir une 500 unique et adaptée à son mode devie.
– Communication innovante : des campagnes digitales pionnières pour l’époque, participationdes consommateurs via un site internet interactif, et publicité centrée sur l’émotion et la joie plutôt que sur la technique.
– Positionnement culturel fort : la 500 est ancrée dans l’univers de la mode et du design àl’italienne, avec des collaborations spéciales comme Diesel (2008) puis Gucci (2011). La voiture est transformée comme un objet culturel et tendance, bien plus qu’un simple moyende transport.
Le pari est un succès éclatant : lancée en juillet 2007, la Fiat 500 s’écoule à plus de 500 000 exemplaires en moins de trois ans. Elle devient un pilier de la rentabilité de Fiat et reste aujourd’hui encore l’un des modèles phares du groupe Stellantis.
Seat, du maillon faible à la success story (2009-2020)
Après un premier succès chez Fiat, Luca de Meo change d’écurie et rejoint le groupe Volkswagen. Il occupe alors plusieurs postes stratégiques dans le marketing et la direction des marques : responsable marketing du groupe, directeur marketing d’Audi AG, puis membre du directoire de Volkswagen AG en charge du marketing à l’échelle mondiale. Ses missions portent sur le repositionnement des marques (Volkswagen, Audi, Škoda, SEAT, Lamborghini, etc.), la cohérence de leur identité et le développement de leur stratégie commerciale internationale.
En 2015, il est nommé président de Seat, une marque longtemps considérée comme le maillon faible du groupe, souvent déficitaire. Il y déploie une stratégie en plusieurs volets :
- Luca de Meo repositionne le groupe : donner à Seat une identité claire, jeune, dynamique et méditerranéenne avec une communication centrée sur la jeunesse, le design et une technologie accessible.
- Il impulse le renouvellement des gammes : Seat n’avait jamais lancé de SUV ; sous son impulsion, l’Ateca, l’Arona puis le Tarraco voient le jour. Ce virage est un succès commercial.
- L’innovation : la création de Cupra comme marque indépendante, destinée à une clientèle pluspremium, tournée vers la performance et l’électrification. Le lancement du Cupra Formentoren fait rapidement un succès inattendu et un vecteur de marges accrues.
Les résultats sont spectaculaires : Seat, déficitaire à son arrivée (-7M de résultat opérationnel en 2015), affiche 143M€ de bénéfices dès 2016. En 2019, les ventes atteignent 574 000 véhicules, un record historique pour la marque.
En se concentrant sur les modèles à plus forte valeur ajoutée, notamment les SUV de la gamme Cupra, le milanais réussit à transformer Seat, passant d’une logique de volume à une logique de marges, et en fait l’une des success stories du groupe Volkswagen.
Renault, sauver un géant qui coule (2020-2025)
En juillet 2020, Renault traverse la pire crise de son histoire récente : une perte nette record de 8 milliards d’euros, une surcapacité industrielle en Europe, des marges écrasées et des coûts trop élevés. Fragilisé par la crise Carlos Ghosn et l’impact de la pandémie de Covid-19, le groupe Renault-Nissan-Mitsubishi semble à bout de souffle. Il fallait un dirigeant charismatique, stratège et expert du marketing pour redonner de la clarté à la marque et restaurer la rentabilité. À son arrivée à la direction générale, Luca de Meo dévoile son plan “Renaulution”, dont l’ambition est de sortir d’une logique de volume pour se concentrer sur la valeur et la rentabilité, comme il l’avait déjà démontré chez Seat.
Ce plan s’articule en trois phases :
- Résurrection (2021-2022) : redresser les comptes, réduire les coûts et générer du cash flow.
- Rénovation (2022-2023) : renouveler les marques et les monter en gamme.
- Révolution (à partir de 2025) : accélérer sur l’innovation, l’électrification et les nouvelles mobilités.
Le milanais procède donc à une reconstruction du groupe, chaque marque est repensée selon ses forces :
- Renault : recentrée sur le coeur de gamme, moderne et électrifiée.
- Dacia : consolidée comme marque “value”, robuste et hautement rentable.
- Alpine : relancée en 100% électrique, sans trahir son ADN sportif et premium.
- Mobilize : créée ex nihilo et dédiée aux services de mobilité urbaine et partagée.
Fidèle à son instinct marketing, de Meo mise aussi sur la force de l’héritage, en réinterprétant des icônes de l’histoire Renault, à l’image de la Fiat 500 dix ans plus tôt. Il annonce ainsi le retour des R5 et R4 en version électrique, produites en France, pour séduire une clientèle sensible à la fois au design, à la nostalgie et à la transition énergétique. Les résultats suivent : dès 2022, Renault retrouve la rentabilité et dégage en 2023 un bénéfice net de 2,2 milliards d’euros. Le titre en Bourse gagne environ +70 % entre 2020 et 2023. Les nouveaux modèles, comme la Renault Austral et la R5 électrique, rencontrent un vrai succès critique, marquant le retour de Renault dans la course.
Kering, de l’automobile au luxe, le nouveau défi
En 2025, Kering traverse une année difficile, dans la continuité d’une tendance amorcée dès 2021.
Le groupe peine à rivaliser avec ses grands concurrents LVMH et Hermès, qui continuent d’afficher des résultats solides. Après une période de forte croissance post-2015, Kering voit la dynamique s’essouffler à partir de 2021. Ses marques phares, Gucci et Yves Saint Laurent, enregistrent des baisses significatives, et l’exercice 2024 marque une rupture : le chiffre d’affaires du groupe chute de 12 %, à 17,2 milliards d’euros.
Dans un contexte fragile, presque chaotique, Luca de Meo est appelé à la rescousse. L’homme n’arrive pas par hasard : son parcours résonne comme une réponse aux défis multiples qui menacent l’avenir de l’automobile. D’abord, il connaît l’art difficile de la restructuration. Là où d’autres se contentent de mesures temporaires, lui s’attaque aux problèmes structurels, réorganise, assainit et redonne de la rentabilité à des groupes que l’on croyait condamnés à l’inertie. Mais son talent ne s’arrête pas là.
De Meo est aussi un innovateur de produits, un esprit capable de réinventer des gammes entières. Il puise dans l’héritage des marques, fait vibrer leur ADN, tout en les adaptant aux attentes contemporaines : le design, la mobilité électrique, l’expérience utilisateur. Enfin, il est ce stratège du marketing dont la réputation n’est plus à faire. Il sait transformer une marque discrète en objet de conversation mondiale. Ses campagnes, précises et percutantes, redonnent de l’éclat, replacent les constructeurs au cœur de l’attention médiatique et du désir des consommateurs.
Pour attirer un tel dirigeant, François-Henri Pinault n’a pas hésité à déployer un package exceptionnel : une prime de bienvenue de 20 millions d’euros, un salaire fixe de 2,2 millions, une part variable pouvant atteindre 6,6 millions, et des actions de performance équivalant à 150 % de la rémunération annuelle.
Mais le chemin de Luca de Meo n’est pas sans obstacles. À peine entré en scène, il doit affronter des défis considérables qui dessinent un paysage complexe. Le premier, presque écrasant, tient à la dépendance historique du groupe à Gucci. Longtemps, plus de la moitié des revenus et des profits ont reposé sur cette seule maison. Or, lorsque Gucci ralentit, et le recul de 25 % enregistré au premier trimestre 2025 en est la preuve éclatante, c’est toute l’ossature de Kering qui vacille.
Le portefeuille de marques, ensuite, trahit un déséquilibre criant. Certes, Bottega Veneta résiste encore, mais elle fait figure d’exception. Les autres griffes, de Balenciaga à Alexander McQueen en passant par Brioni, apparaissent trop fragiles : certaines manquent de traction commerciale, d’autres se débattent avec des polémiques qui entachent leur rayonnement.
À cela s’ajoute une question plus intangible, mais non moins cruciale : la puissance symbolique. Face à la machine LVMH ou à l’aura d’Hermès, Kering souffre d’une identité moins consolidée, comme si le groupe peinait encore à imposer une cohérence et un récit capables de rallier les imaginaires.
Enfin, plane le dossier Valentino. Kering détient aujourd’hui 30 % de la maison italienne, assortis d’une option pour monter à 100 % d’ici 2028. Pourtant, l’hypothèse d’un désengagement anticipé circule déjà, comme un moyen de soulager une dette alourdie, alors même que Valentino elle-même reste fortement endettée.
Ce recrutement reste un pari audacieux. Un profil atypique pour le luxe, Luca de Meo est unanimement reconnu comme un dirigeant efficace et charismatique. Mais certains analystes s’interrogent : saura-t-il s’adapter à un secteur dominé par la créativité, l’image et l’émotion, où les leviers sont différents de l’automobile ?
Sébastien, étudiant de l’EDHEC Business School
Articles associés
11 février, 2016