L’entrée en bourse de la plateforme de VTC Uber le 10 mai dernier était l’une des plus médiatisées depuis celle de Facebook en 2012, et l’agitation de la première séance fut à la hauteur des attentes. Dans un contexte difficile, le cours a perdu 7,6% le premier jour malgré le choix d’un prix d’entrée de 45$, dans la partie basse de la fourchette fournie en avril (44-50$). Le titre essuie même une deuxième chute de 10,75% trois jours après son introduction, et est aujourd’hui stabilisé aux alentours de 41$. Si les plus optimistes visaient en début d’année une valorisation de 100Md$, Uber s’est lancé à 82,4Md$, et ne vaut aujourd’hui « plus que » 72,4Md$. Alors pourquoi une telle régression pour cette start-up qui a toujours été érigée en porte-étendard des licornes de la tech ?

 

Un business model boulimique

 

Uberiser  : « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant tirant parti des nouvelles technologies » selon le Petit Robert. Deux ans avant son entrée en bourse, Uber fait son entrée dans le dictionnaire français. Si cette introduction d’un autre type fait moins parler d’elle à son époque que l’IPO aujourd’hui, elle peint parfaitement l’importance et l’influence de la licorne de San Francisco qui vient tout juste de souffler ses dix bougies. Dès sa création, Uber remet en cause et disrupte le secteur d’activité du transport urbain. Pionnière de son genre, l’entreprise profite de l’absence de régulation pour étendre son empire à une vitesse incroyable : elle réalise aujourd’hui 14 millions de courses quotidiennes sur les 5 continents, et génère 11Md$ de chiffre d’affaires en 2018.

Uber se construit sur une stratégie agressive, qui consiste à asphyxier le marché en l’inondant de prix ultra-compétitifs. De fait, Uber se targue de posséder 60% de parts de marché aux États-Unis, Canada, Europe, Australie, Nouvelle-Zélande et Amérique Latine. Seuls quelques concurrents sont en mesure de contrer le géant américain : Didi Chuxing en Chine, Lyft aux États-Unis, Ola en Inde et dans une moindre mesure Hailo au Royaume Uni et Taxify en Europe. Cette boulimie de parts de marché s’est bien évidemment construite à coups de milliards levés auprès d’investisseurs prestigieux. Jeff Bezos, les fonds Menlo Venture et Lowercase Capital ainsi que Goldman Sachs sont les premiers à investir significativement dès 2011. Suivent TPG et Google Ventures en 2013, puis deux grandes levées de fonds en 2014 rassemblent notamment BlackRock, Benchmark Capital, Wellington Management, Summit Partners et Baidu pour un total de 2,4Md$. Le dernier investissement marquant est l’œuvre du fond souverain saoudien, pour 3,5Md$ en 2016. On note finalement les investissements plus tardifs de Microsoft Ventures, Paypal, Tencent, SoftBank et même du rappeur Jay-Z.

Cette stratégie agressive s’est aussi accompagnée de nombreux différents judiciaires avec les autorités locales, allant même jusqu’à son exclusion de certains pays (Hongrie, Danemark, Turquie) ou encore son impressionnante interdiction temporaire à Londres en 2017. Mais lorsque certains pays ont résisté à Uber grâce à leurs spécificités locales ou régulations accrues, l’américain n’a pas hésité à sortir le chéquier. Uber détient 20% de Didi Chuxing en contrepartie de sa cession d’activité en Chine ou encore 37% d’un conglomérat avec le russe Yandex. Dernièrement Uber a annoncé l’acquisition du concurrent Careem présent au Moyen-Orient pour 3,1Md$.

Pour s’assurer de la fidélité de ses chauffeurs et du maintien de prix bas, Uber consent continuellement à des efforts financiers, qui se traduisent par des salaires légèrement plus élevés que ses concurrents et des promotions pour ses clients.  En outre, le natif de San Francisco multiplie les campagnes de communication, les lancements de nouveaux services et les frais juridiques en tout genre. Toutefois, cette accumulation de coûts n’a jamais permis à Uber d’être rentable, qui construit donc son succès sur une stratégie de cash-burn.

 

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Une IPO turbulente

Comme en atteste la dégringolade du titre Uber, l’entrée en bourse de la licorne américaine n’a pas été très bien accueillie par les marchés. Plusieurs facteurs externes peuvent évidemment nuancer cette déconvenue, à l’image d’une guerre commerciale sino-américaine toujours plus indécise. Les investisseurs ont aussi sûrement été refroidis par l’IPO catastrophique du concurrent Lyft, qui a perdu près de 30% depuis ses débuts en mars. A ce climat économique maussade s’est couplée une grève massive des chauffeurs Uber à travers le monde, sur qui cette entrée en bourse devrait alourdir la pression. A travers ses débuts difficiles, l’entreprise semble aussi payer sa réputation parfois jugée trop sulfureuse, comme en attestent le #DeleteUber lancé en 2017, les procès en cours ou autres frasques l’entourant.

En ouvrant son capital au grand public, Uber se lance donc dans le grand bain du monde financier, et la discipline qui la caractérise. La première publication des résultats a confirmé les pertes opérationnelles : 4Md$ en 2017, 3Md$ en 2018, pour un total d’environ 8Md$ depuis sa créations.  Matthew Kennedy de Renaissance Capital déclarait d’ailleurs le jour de l’ouverture : « Uber perd de l’argent. Ça ne dit sans doute rien à la Silicon Valley mais ça parle à Wall Street ». Jusqu’à présent, les fonds de Venture Capital et investisseurs privés ont accompagné Uber dans sa croissance, avec l’appétence toute particulière pour le risque qui les caractérise, et les potentiels forts rendements associés.  A titre d’exemple, l’investissement initial de Jeff Bezos de 3M$ vaut aujourd’hui 400M$… Mais la bourse raisonne tout autrement : plus rationnelle, plus exigeante et parfois plus court-termiste. Un fond classique passe autant de temps à prospecter qu’à évaluer les cibles, tandis que le marché se concentre quasi-exclusivement sur la production de KPI. A ce titre les pertes abyssales, l’incapacité à se montrer rentable, et le léger ralentissement de la croissance ont été lourdement sanctionnés par le marché.

Dans le document officiel émis quelques jours avant l’IPO, le CEO Dara Khosrowshahi déclarait : « les dépenses opérationnelles risquent d’augmenter considérablement à l’avenir, ce qui pourrait nous empêcher de dégager des profits ». De son côté, Uber ne semble donc pas prêt à abandonner son modèle de croissance qui a jusque-là fait sa réussite : « nous sommes prêts à faire des sacrifices financiers à court terme si cela signifie augmenter nos chances de faire davantage de profits à long terme ».

 

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Un futur encore vague

 

Si Uber est aujourd’hui reconnu pour ses services de VTC, qui comptent pour 80% de ses revenus, l’américain développe une stratégie bien plus globale. Ce dernier a lancé via l’acquisition de JumpBike ses services de location de vélos dans plusieurs grandes villes. Sa prise de participation conjointe avec Google dans Lime s’est agrémentée d’un partenariat, qui permet désormais de réserver une trottinette depuis l’application Uber, et inversement. La réunification de tous ces services dans une seule application vise à faire d’Uber une plateforme complète de mobilité urbaine.

Outre cette évolution, Uber compte trois autres axes de croissance notables : UberEats (livraison de repas), UberFreight (fret) et Uber Av (véhicules autonomes). UberEats devrait apporter 20% de chiffre d’affaires supplémentaire malgré la grande concurrence sur ce secteur. UberFreight est lui encore peu développé, et la maison mère ne dispose que de peu d’expertise dans ce domaine. Uber Av est quant à lui un cas à part, aussi complexe que les enjeux qui l’entourent. Il ne fait aucun doute que des taxis sans chauffeurs circuleront bientôt en ville, la technologie de voiture autonome étant presque mature. Ceci permettrait à Uber de s’affranchir de ses chauffeurs, d’augmenter ainsi considérablement sa marge, et serait un grand pas vers la rentabilité. Seulement ce secteur est ultra-concurrentiel et Google semble avoir un temps d’avance via sa filiale Waymo. Notamment soutenu par Toyota, Uber est donc en concurrence frontale avec le géant américain (qui l’accuse de violation de brevet), et a vu ses desseins retardés par un décès lors d’essais en mars 2018.

Toutes ces pistes de diversification devraient permettre à Uber de continuer à afficher une croissance à deux chiffres pour de nombreuses années, mais ne garantissent nullement un passage à la rentabilité. Au contraire ces filiales font l’objet d’investissements massifs, qui, à l’image du taxi autonome, ont des rendements futurs très incertains. En faisant lourdement chuter le titre d’Uber dès son entrée, la bourse a conjointement sanctionné ses lourdes pertes au présent et le flou qui concerne son futur.

 

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Suite à la première clôture douloureuse du titre d’Uber, Dara Khosrowshahi écrivit dans une lettre à ses employés : « N’oubliez pas que les IPO de Facebook et d’Amazon étaient extrêmement compliquées. Et regardez ce qu’ils sont devenus. Nous allons suivre le même chemin ». Miser aujourd’hui sur Uber, c’est regarder le futur plutôt que de juger son présent. Se dire que le VTC n’est peut-être qu’une étape, en attendant la révolution des voitures volantes. Cette mentalité propre aux fonds VC a longtemps permis à Uber de se développer en enchainant les levées de fonds. Mais aujourd’hui les marchés, sous le signe de la raison et du pragmatisme financier, se montrent bien plus exigeants et prudents face au manque de résultats et de visibilité. Si Uber continuera sans nul doute à dépenser massivement comme il l’a fait jusqu’à aujourd’hui, l’œil des marchés pourrait l’aider à considérer de façon plus rationnelle et mesurée ses investissements. Si la bourse ne manquera donc pas de continuer à sanctionner le manque de rentabilité, elle pourrait aussi accompagner Uber à l’âge de la raison, pour devenir l’Amazon du transport ?

 

Théophile Augustin, étudiant à HEI Lille et contributeur du blog AlumnEye