« Il n’est pas interdit d’être un géant, mais d’abuser de sa taille. » Cet adage célèbre, cité entre autres par Gavalda et Parleani dans leur manuel de Droit des affaires de l’Union Européenne, énonce le principe fondateur du Droit de la concurrence. Existante dans toutes les économies développées, cette branche du Droit commercial joue un rôle décisif dans toutes les opérations de fusions-acquisitions. Elle est incarnée par une entité directrice : la Commission en Europe, relayée localement par les autorités de la concurrence nationales, et le Department of Justice aux Etats-Unis, en collaboration avec la Federal Trade Commission. Dès les années 1960, Von der Groeben, en charge de l’élaboration d’un code européen de la concurrence, écrivait déjà : « La politique de la concurrence ne signifie pas le déchainement d’une lutte effrénée de tous contre tous, mais la fixation et la réalisation de normes juridiques, afin de rendre possible et de préserver une concurrence pratique, et de protéger les entreprises contre la concurrence déloyale. Car seule cette concurrence, en accroissant la prospérité et la liberté, a les effets bénéfiques qui fondent la réussite sociale et politique de l’économie de marché. » Quel est alors, dans l’actualité, l’impact des normes de protection de la concurrence sur le marché des fusions-acquisitions ?

 

Des critères stricts, inscrits dans les textes 

Dans toutes les juridictions, le critère principal de protection de la concurrence, appliqué lors de l’évaluation d’une opération de concentration, est « l’augmentation du pouvoir de marché entendu comme la capacité d’une ou plusieurs entreprises de, profitablement, augmenter les prix, réduire la production, le choix ou la qualité des biens et des services, diminuer l’innovation ou exercer, d’une autre manière, une influence sur les facteurs de la concurrence. »

Justin_Smith_Morrill_-_Brady-HandyEn Europe, l’article 2-3 du règlement de 2004 qui précise les règles applicables en matière de protection de la concurrence, établit que « sont incompatibles avec le marché commun les concentrations qui entraveraient de manière significative une concurrence effective dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci, notamment du fait de la création ou du renforcement d’une position dominante. » Et d’ajouter que « les concentrations doivent être appréciées de manière positive pour autant qu’elles correspondent aux exigences d’une concurrence dynamique et qu’elles soient de nature à augmenter la compétitivité de l’industrie européenne, à améliorer les conditions de la croissance et à relever le niveau de vie dans la communauté. » L’objectif final de ce corpus juridique est donc très clairement défini. Il est finalement l’un des outils clés de la politique industrielle européenne : garantir le bon fonctionnement de l’économie et favoriser la croissance et le développement sur le continent, dans le respect total de la liberté d’entreprise.

Aux Etats-Unis, deux textes fondateurs composent le Droit de la concurrence. Le premier est le Sherman Act, « la Magna Carta du Droit de la concurrence », adopté par le Congrès en 1890 afin de faire face au quasi-monopole que la Standard Oil était en passe d’établir sur le marché pétrolier américain, sous la direction de la famille Rockefeller. Le second, plus spécifiquement destiné à encadrer les concentrations horizontales (entre client et fournisseurs) ou verticales (entre entreprises de même positionnement dans la chaîne de valeur d’une industrie), est le Clayton antitrust Act, voté en 1914, qui pénalise les comportements anti-concurrentiels tels que l’abus de position dominante.

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Aux Etats-Unis, un renforcement de la politique de protection de la concurrence

Entre 2009 et 2012, l’administration Obama et le Department of Justice auraient empêché la conclusion de plus de 370 milliards d’euros de deals. Le chiffre, révélé en début d’année, est proprement hallucinant, et il ne prend bien évidemment pas en compte les méga-deals annulés récemment. Ils sont nombreux, feraient exploser le bilan d’Obama, et écraseraient très facilement le total d’opérations annulées sous les administrations Bush et Clinton cumulées.

La plus récente et non moins médiatisée fusion avortée sur le territoire américain est celle programmée entre le leader de la distribution de matériel de bureau, Office Depot, et son dauphin, Staples. Les deux géants, dont le chiffre d’affaires consolidé aurait dépassé les 35 milliards de dollars, avaient annoncé leur désir de fusionner en février 2015, après une première tentative infructueuse en 1997, espérant se renforcer pour survivre à la guerre contre Amazon. Le juge qui a confirmé l’illégalité de l’opération estimée à plus de 6 milliards de dollars a souligné que « le deal éliminerait une compétition frontale entre Staples et Office Depot et entrainerait très probablement une hausse des prix et une diminution de la qualité pour les entreprises se fournissant chez l’un de ces deux distributeurs. »

Dans un tout autre domaine, celui des services pétroliers, en pleine tourmente du fait de l’extrême volatilité des prix du pétrole, Halliburton et Baker Hughes ont été contraints d’annuler leurs fiançailles en mai dernier. L’opération d’un montant de près de 35 milliards de dollars était supposée donner naissance au numéro un du secteur, devant le nouveau conglomérat TechnipFMC. Ce dernier a été créé le mois dernier par la fusion entre le français Technip et l’américain FMC, une opération de 13 milliards de dollars menée conjointement par Rothschild et Goldman Sachs. L’échec du mariage entre Halliburton et Baker Hughes, non content d’insuffler une nouvelle vague de doute dans le marché des fusions-acquisitions, en berne depuis le début de l’année, forcerait le premier à verser une indemnité compensatoire de 3.5 milliards de dollars au second.

Sign on Department of Justice building, Washington, DC

Autre opération d’intérêt, l’acquisition par Electrolux de la branche électroménager de General Electric aurait créé, selon le régulateur américain, un duopole aux Etats-Unis entre Electrolux et Whirlpool sur le segment des appareils de cuisine. Elle aurait permis à Electrolux de mettre la main sur le marché américain, en y mobilisant près de 40% des ventes totales. L’abandon de l’opération, estimée à 3.3 milliards de dollars, avait donné lieu au recouvrement par General Electrics de près de 175 millions d’euros d’indemnisation.

L’un des secteurs les plus lourdement touchés par les limitations imposées pour des motifs de protection de la concurrence est celui des télécoms. Pour preuve, la méga-fusion entre AT&T et T-Mobile, estimée à 73 milliards de dollars, qui avait été annulée en 2012. De cette opération, les analystes financiers et en stratégie avaient tiré cinq leçons d’importance. D’abord, les opérations de concentration verticale ont plus de probabilité de passer les tests de protection de la concurrence car ils ont un effet moindre sur les consommateurs finaux. Ensuite, les opérations horizontales sont les plus concernées par la politique agressive mise en place par l’administration Obama pour éviter les augmentations de tarifs dans les télécoms. Plus généralement, le DOJ de Barack Obama est beaucoup plus strict que sous les administrations précédentes. Aussi, du fait de la probabilité élevée de blocage par les autorités de protection de la concurrence, les opérations de concentration horizontale devraient avoir des indemnités de rupture faibles. Enfin, le succès d’une opération de concentration horizontale nécessite un important travail de préparation et de négociation.

Autre opération ratée dans le secteur des télécoms, le rachat de Time Warner Cable par Cablecom, annoncé à la fin de l’année 2014 pour 45 milliards de dollars, avait été bloqué en septembre 2015 par la FTC. La nouvelle, qui a mis fin au rêve d’un opérateur suprême, pouvant se targuer de dépasser les 30 millions d’abonnés, a malgré cela fait un heureux : le français Patrick Drahi. L’homme d’affaire a dans la foulée de cette annonce déclenché son plan d’attaque aux Etats-Unis en acquérant successivement Suddenlink pour 9 milliards en mai 2015, et Cablevision pour 17.7 milliards en septembre 2015.

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En Europe, une préoccupation croissante et une nouvelle reine

En Europe, bien que la tradition soit à la tolérance, comme s’en prévaut l’autorité française de la concurrence (entre 2009 et 2012, environ 96% des concentrations contrôlées ont été autorisées sans conditions), le dénouement de plusieurs opérations récentes démontre la sévérité que la nouvelle commissaire européenne en charge de la concurrence applique. Margareth Vestager, parfois surnommée The Queen, ou l’atout bruxellois, est la nouvelle dame de fer de l’Union européenne.

L’un des exemples les plus emblématiques de cette nouvelle direction donnée par Bruxelles est la question de la consolidation du marché européen des télécoms. Et plus particulièrement le rachat échoué d’O2, la filiale britannique du géant espagnol Vodafone, par Three, nom commercial du conglomérat hongkongais Hutchinson Whampoa. Cette acquisition, d’un montant de 14 milliards d’euros, aurait créé un nouveau leader, et généré deux préoccupations majeures pour les régulateurs européens. Premièrement, la restriction de la concurrence aurait entrainé une augmentation des prix pour le consommateur anglais et une baisse de la qualité. Deuxièmement, la fusion aurait pu mettre en danger le développement futur du parc d’infrastructures téléphoniques au Royaume-Uni, car la limitation du nombre d’opérateurs physiques aurait réduit la possibilité d’héberger de nouveaux opérateurs en ligne sur de mêmes réseaux téléphoniques. Le marché français des TMT n’est pas en reste, et souffre également, à l’image des négociations échouées en mars entre Orange et Bouygues Telecom. Présentant les causes de cet énième échec, Martin Bouygues évoquait, en plus de « conditions délirantes », de très fortes contraintes réglementaires, incluant la cession forcée de plusieurs actifs de Bouygues à Free à la suite de l’opération.

London, UNITED KINGDOM: (FILES) The London Stock Exchange logo is pictured in London, 17 March 2006. The London Stock Exchange said on Thursday 18 January 2007 it would top up paybacks to investors by up to 250 million pounds (381 million euros, 494 million dollars) via its share buy-back programme. The LSE is seeking to block a hostile takeover bid by the Nasdaq. AFP PHOTO/FILES/BEN STANSALL (Photo credit should read BEN STANSALL/AFP/Getty Images)

Dernier exemple d’opération d’envergure menacée par les exigences des autorités de la concurrence, la fusion annoncée entre le London Stock Exchange et la Deutsche Börse. Celle-ci, bien que potentiellement remise en cause par le Brexit, ouvre un nouvel épisode dans la guerre des bourses, dont le dernier rebondissement a été le rejet par la Commission européenne de la fusion entre NYSE et Deutsche Borse en 2012. Il faut noter cependant qu’au-delà des enjeux de protection de la concurrence, l’opération entre LSE et DB est hautement politique, comme en témoigne ce commentaire de Gérard Mestrallet, président de Paris Europlace : « Nous regardons avec la plus grande attention ce qui se passe sur la compensation, puisque le rapprochement risque de créer un opérateur qui soit « too big to fail. […] Bruxelles a le devoir de regarder les effets de cette concurrence sur les différents marchés européens. »

 

Ces quelques exemples illustrent bien toute l’importance des règles de protection de la concurrence, qui sont destinées à garantir le bon fonctionnement du capitalisme industriel, et à protéger les acteurs de marché des abus de position dominante. Aussi, la fusion ratée entre Pfizer et Allergan pour 160 milliards de dollars, rejetée par l’administration Obama en ce début d’année 2016 du fait de soupçons de motivations fiscales, est un exemple supplémentaire de la méfiance des gouvernements vis-à-vis des méga-deals. Mais les règles ci-dessus évoquées remplissent à terme une fonction bien plus profonde et indispensable, souhaitée par l’auteur même du Sherman Act, puisqu’elles défendent l’Etat de Droit et l’économie libérale : « Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits. »

Anatole Lizee, étudiant à l’ESCP-Europe et contributeur du blog AlumnEye