SPAC. Voilà un mot bien étrange que vous n’aviez peut-être jamais entendu, du moins pas avant un évènement récent qui a fait la une de la presse française. Le 29 novembre 2020, Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Moez-Alexandre Zouari, trois hommes d’affaires de renom, ont annoncé leur projet de créer une entreprise centrée sur les biens de consommation bio et durables. Cette entité, prénommée 2MX Organic, est cotée en Bourse depuis le 9 décembre 2020, après avoir réussi à lever 300 millions d’euros en seulement quelques jours. Comment ces trois hommes ont réussi à coter une entreprise sans activité en si peu de temps ? C’est là toute la magie d’un SPAC.

 

SPAC est un acronyme issu de l’anglais qui signifie « Special Purpose Acquisition Company » (Société d’Acquisition à Vocation Spécifique en français). C’est avant tout un moyen rapide et peu coûteux de rendre une entreprise publique, c’est-à-dire de la coter en Bourse. Le mécanisme est le suivant : les sponsors créent le SPAC, c’est-à-dire une « coquille vide » sans activité et sans actifs. Ils fixent ensuite le montant qu’ils souhaitent lever, par exemple 100 millions d’euros. Ce montant est levé via un processus d’entrée en Bourse (IPO) où tout le monde peut souscrire pour acheter des parts du SPAC. Le prix de l’action est souvent fixé à 10$ aux US, et 10€ en France. Une fois l’argent levé, le SPAC devient alors une entreprise publique dotée d’importants fonds propres. Ses sponsors vont ensuite chercher une entreprise privée à racheter via le SPAC, ce qui permettra de coter cette dernière sur les marchés financiers. Mais pour mieux comprendre les SPACs, mieux vaut les comparer aux différents moyens alternatifs de coter une entreprise, c’est-à-dire d’ouvrir son capital à tous les investisseurs.

 

Les différents moyens de coter une entreprise en Bourse

 

  • L’Offre Publique Initiale (Initial Public Offering – IPO)

 

L’IPO est un processus intéressant pour une entreprise en forte croissance qui souhaite lever des fonds auprès de nouveaux investisseurs. En effet, les investisseurs individuels ne disposant pas d’un capital très important connaissent des difficultés à investir dans les entreprises non cotées. Ils pourraient approcher des fonds de Private Equity ou de Venture Capital, mais ces derniers exigent à leurs Limited Partners de placer des montants conséquents (plusieurs dizaines de milliers d’euros) et le capital est bloqué pendant une durée assez longue (environ 5 ans pour le Private Equity, 8 ans pour le Venture Capital). À l’inverse, il est assez facile pour n’importe qui d’investir dans une entreprise cotée en Bourse : il suffit d’ouvrir un compte titres dans une banque ou chez un courtier, et on peut ensuite acheter et vendre des actions librement. Certains intermédiaires financiers comme Revolut Trading proposent même l’achat d’actions fractionnées. Tout un chacun peut alors acheter une fraction d’une action dès 1$ d’investissement. Ainsi, une entreprise en forte croissance a tout intérêt à être cotée en Bourse. D’après CNBC, la vente de 51.3 millions d’actions lors de l’IPO de AirBnB a permis à l’entreprise phare du logement de lever 3.75 milliards de dollars. Dès lors, les entreprises peuvent lever des montants conséquents directement par les particuliers, ou indirectement via les fonds d’Asset Management.

 

Une IPO est un processus à la fois rigoureux et coûteux : l’entreprise se doit de respecter de nombreux standards fixés par la loi et doit engager de nombreux experts, parmi lesquels une banque d’investissement et un cabinet d’avocats. Selon l’article du cabinet KPMG A guide of going public, engager ces différents acteurs coûte à l’entreprise 7 à 10% du capital levé. Pour l’IPO de Facebook en 2012 par exemple, cette commission s’élevait à environ 1,6 milliard de dollars soit 10% des capitaux levés. Le processus entier dure de 6 à 9 mois, ce qui peut être long pour une entreprise souhaitant lever du capital rapidement. C’est pourquoi il existe des alternatives à l’offre publique initiale.

 

  • L’Inscription Directe

 

Si une entreprise ne souhaite pas créer de nouvelles actions, mais plutôt permettre à ses actionnaires de vendre leurs actions au grand public, elle peut s’engager dans une inscription directe. En effet lors d’une IPO, de nouvelles actions sont créées par l’entreprise et mises sur le marché, ce qui diminue potentiellement la part de propriété des actionnaires déjà investis dans l’entreprise. Lors d’une inscription directe, seules des actions déjà existantes (outstanding shares) sont vendues. Ainsi, les investisseurs qui ne souhaitent pas vendre leurs parts conserveront la même proportion du capital de l’entreprise.

 

L’inscription directe permet également d’économiser des frais importants. Dans une IPO, l’entreprise doit notamment engager des souscripteurs chargés d’évaluer et de garantir le risque financier lié à l’opération. Ces souscripteurs sont généralement des banques d’investissement, et travaillent avec le management de l’entreprise pour s’assurer que certaines contraintes légales et financières sont respectées. Les banquiers vont également contacter des investisseurs potentiels (fonds de pension, fonds communs, compagnies d’assurances) pour avoir une idée de la demande en actions proposées à la vente. Ensuite, la banque va déterminer un prix et garantir qu’un certain nombre d’actions seront achetées. Ainsi, le souscripteur réduit le risque de l’offre initiale. Cependant, il prend une commission sur les montants levés. Grâce à l’inscription directe, il est donc possible d’économiser ces frais.

 

Ainsi, l’inscription directe est un processus plus rapide et moins coûteux, qui permet aux actionnaires de conserver leur pourcentage initial du capital s’ils ne vendent pas d’actions. Cependant, il y a un risque : celui de ne pas réussir à vendre autant d’actions qu’espéré. C’est la raison pour laquelle les entreprises qui s’engagent dans une inscription directe sont généralement déjà très renommées avant même d’entrer en Bourse. Par exemple, Spotify est devenue publique en 2018 via une inscription directe.

 

  • L’adjudication à la hollandaise (Dutch Auction)

 

Une entreprise qui ne souhaite pas fixer elle-même le prix des actions qu’elle veut vendre peut opter pour une adjudication à la hollandaise. Elle espère ainsi éviter les fluctuations extrêmes du prix de son action suite à sa cotation en Bourse. En général, on observe communément des fluctuations importantes du prix des actions juste après les IPO. Ce phénomène, appelé « aftermarket performance » en anglais, est alimenté par un phénomène de spéculation intense autour de la valeur réelle de l’action. Ce genre de phénomène peut desservir l’entreprise, qui peut être perçue comme peu performante si le prix de son action s’écroule brutalement. L’adjudication hollandaise a donc pour but de fixer un prix au plus près des attentes réelles du marché.

 

Dans ce processus, la valeur de chaque action n’est pas fixée et ce sont les investisseurs qui proposent un prix certain d’achat. Une fois qu’il y a suffisamment de propositions d’achat au-dessus d’un montant minimum fixé au préalable, les actions sont attribuées aux investisseurs au prix le plus bas parmi toutes les propositions valides. Cependant, les actions sont attribuées en priorité aux investisseurs ayant proposé le montant le plus élevé. L’objectif est double : démocratiser l’accès aux actions et minimiser la différence entre le prix de l’offre initial et le cours de bourse. Google est le plus célèbre exemple d’entreprise entrée en Bourse via une adjudication à la hollandaise, le 19 août 2004. En effet, après la bulle internet de 2000, ce géant de la Tech voulait éviter un « effet bulle » sur le prix de son action une fois qu’elle serait cotée en bourse.

 

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  • La fusion inversée (Reverse Merger) et le SPAC

 

La fusion inversée est une autre façon de coter une entreprise en bourse en se passant des banques d’investissement et de leurs commissions importantes. Elle consiste à faire racheter l’entreprise privée par une entreprise publique qualifiée de dormant en anglais (c’est-à-dire une compagnie sans activités et sans actifs). La fusion d’une entreprise privée avec une entreprise publique permet à cette dernière de devenir également publique.

 

Dans le cas d’un SPAC, il s’agit de faire l’IPO d’une « coquille vide » qui a des liquidités importantes mais pas d’activité ni de dettes. Si les sponsors du SPAC sont des hommes d’affaires reconnus dans leur milieu avec un historique de succès, ils n’auront pas de mal à lever plusieurs centaines de millions d’euros (voire plusieurs milliards). La « coquille vide » désormais publique cherche ensuite une entreprise à racheter avec l’argent levé. Une fois la perle rare trouvée, le SPAC public réalisera son acquisition, et l’entreprise privée cible deviendra publique.

 

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Pourquoi le SPAC est une étoile montante

 

Le SPAC est synonyme d’incertitude mais offre tout de même des avantages non négligeables aux investisseurs. Une fois l’argent levé, il est placé dans un trust qui verse des intérêts chaque année à ces derniers. Si aucune entreprise n’est acquise par les dirigeants du SPAC après un certain temps (typiquement deux ans), les investisseurs peuvent récupérer leur placement. Tout achat d’entreprise doit être approuvé par la majorité des actionnaires. Enfin, les actionnaires qui investissent lors de la formation des SPACs ont la possibilité d’acheter des actions dans le futur a un prix prédéterminé, ce qui leur permet de s’enrichir considérablement en cas de succès boursier de l’opération.

 

D’autre part, il existe une dimension psychologique qui pourrait expliquer l’engouement pour les SPACs. Accepter la proposition d’un homme d’affaires célèbre qui cherche à lever via un SPAC permet de connaître l’excitation du lancement d’un nouveau projet risqué mais potentiellement révolutionnaire. C’est presque comme si Elon Musk vous proposait d’être son associé pour une nouvelle start-up ! Comment refuser ?

 

En 2020, les SPACs à travers le monde ont levé 82 milliards de dollars selon le Wall Street Journal: un record historique. Des personnalités célèbres comme Paul Ryan, ancien président de la chambre des représentants ou William Ackman, célèbre milliardaire américain, ont lancé des SPACs. En particulier, M. Ackman a réussi à lever 4 milliards de dollars le 22 juillet 2020, ce qui représente le plus grand montant historique levé par un SPAC.

 

Même si le SPAC est populaire, on peut le considérer comme assez exclusif. En effet, convaincre des investisseurs de lever des fonds dans l’objectif d’acquérir une entreprise inconnue au moment de l’investissement implique une confiance presque aveugle. Ainsi, le succès de la levée de fonds dépend finalement de la réputation de ses fondateurs. Dans le cas du SPAC Niel-Pigasse-Zouari, le premier est un homme d’affaires et un investisseur à succès, le deuxième l’un des banquiers d’affaires les plus reconnus de France et le troisième, un entrepreneur qui a extrêmement bien réussi dans le secteur de la grande distribution. Bien que les hypothèses se multiplient, nous n’avons pas pour l’instant de preuve que le trio s’intéresse à une entreprise en particulier.

 

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SPAC : un passé trouble

 

Le premier SPAC de l’histoire a eu lieu il y a seulement quelques années, en 2003. Cette histoire courte n’a pas empêché l’avènement d’épisodes sombres. Même si leurs sponsors sont réputés, les SPACs ne sont pas à l’abri de la tromperie et donc de l’échec. Début 2019, Lew Dickey, un entrepreneur américain, a acquis Akazoo, une entreprise grecque de musique en streaming, via son SPAC Modern Media Acquisition Corp. qui avait levé 200 millions d’euros. Gabriel Grego, le patron d’un Hedge Fund spécialiste dans la vente à découvert, a mené sa petite enquête et remarqué qu’Alkazoo avait procédé à de multiples falsifications comptables pour se faire racheter par Modern Media Acquisition Corp. Les investisseurs dans le SPAC ont perdu par la suite la totalité de leur investissement. A l’heure actuelle, la plupart des actions des SPACs ayant conclu des deals ont un prix inférieur à leur prix initial, ce qui signifie que ces sociétés ont détruit de la valeur pour leurs investisseurs. Cependant, les SPACs ayant conclu des deals dans les deux dernières années semblent mieux s’en sortir. Diamond Eagle, un SPAC ayant fusionné avec l’application de paris sportifs DraftKings le 22 décembre 2019, en est un bon exemple. Depuis la date de la fusion, le prix de l’action DraftKings a plus que quintuplé, passant de 10$ à plus de 50$ au 20 janvier 2020.

 

L’avenir de 2MX Organic

 

MM. Niel et Pigasse n’en sont pas à leur coup d’essai dans la création de SPAC. En 2015, ils ont créé la SPAC Mediawan avec Pierre-Antoine Capton, un producteur français, et ont levé 250 millions d’euros. Depuis, Mediawan a acquis plusieurs entreprises du secteur des médias tels que AB Groupe, les activités télévisuelles d’Europacorp ou encore Lagardère Studios.

D’après Capital, Grand Frais, une enseigne de supermarchés française spécialisée dans les produits frais et dans l’épicerie du monde, pourrait être une cible intéressante pour le SPAC 2MX Organic, grâce à sa solidité financière (1,9 milliard d’euros de chiffre d’affaires et 190 millions d’EBITDA en 2020) et sa réputation auprès des consommateurs (enseigne élue préférée des français en 2018 selon OC&C). Un problème subsiste : Grand Frais n’a pas suffisamment transformé son offre de produits en direction du Bio, alors même que 2MX Organic souhaite être un leader du marché des denrées biologiques. Quelle que soit la cible, si l’acquisition est un succès, la popularité des SPACs pourrait alors croître considérablement en France. En 2020, la « SPAC mania » a déferlé sur le continent américain, et 2021 semble être l’année de sa tournée sur le Vieux continent. Plus que jamais les SPACs attirent, si bien qu’à Londres, la City a demandé au gouvernement anglais de libéraliser les règles sur ceux-ci dans le but de renforcer la compétitivité de la place financière londonienne affaiblie par le Brexit.

 

 

Giacomo Bretel – De Simone, étudiant à HEC Paris et contributeur du blog AlumnEye