Nassim Nicholas Taleb, dit NNT, est un ancien trader ayant fait ses gammes chez UBS, Crédit Suisse et BNP. Il a créé puis vendu sa société Empirica LLC spécialisée en trading et analyse du risque. Surnommé le « néo-gourou de Wall Street », il est également essayiste et a écrit Le Cygne Noir : La puissance de l’imprévisible, un best-seller aux États-Unis vendu à plus de 500 000 exemplaires en 2007. Il y expose la puissance de l’imprévisible et dénonce la sous considération des évènements hautement improbables dans les modèles de risque. Tout au long de son livre, il avance une série d’éléments pour justifier cet oubli des théories financières et économiques. Cet article a pour but d’en illustrer quelques-uns.

 

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Personne ne peut prédire l’avenir, mais certains le pensent

 

Que ce soit dans notre vie de tous les jours, en diplomatie, ou sur les marchés boursiers, NNT affirme qu’il est impossible de prédire les évènements hautement improbables qu’il nomme « cygnes noirs ». Le problème, selon lui, réside dans l’incapacité des élites à prendre conscience de leur impuissance face à ce qui doit être considéré comme imprévisible.

 

NNT a environ 15 ans lorsque la situation se détériore au Liban en 1975. A l’époque, personne ne sait combien de temps la guerre durera. Il observe que les personnes les plus instruites et informées ne sont pas meilleures en matière de prévision que les chauffeurs de taxis ; la seule différence entre ces deux populations étant leur humilité. Les chauffeurs de taxi étaient incapables de prédire la durée de cette guerre, et ils le savaient. Les penseurs de l’élite, quant à eux, « croyaient en savoir plus que les autres parce qu’ils appartenaient à l’élite, et que si l’on appartient à l’élite, on est forcément plus savant que ceux qui n’en font pas partie. » Il existe ainsi une réelle difficulté pour les élites à évaluer les limites de leur connaissance.

 

Que ce soit le Krach boursier de 1987, la guerre du Liban ou la crise de 2008, tout le monde semble être victime d’un blocage psychologique qui empêche que ces évènements soient imaginés à l’avance. Ce problème ne réside pas dans la nature des évènements mais dans la grille de lecture que nous utilisons pour essayer de penser le futur. Selon les mots de NNT, nous réfléchissons trop le monde au travers du Médiocristan et pas suffisamment sous l’angle de l’Extrémistan. Il explique alors quelles sont les différences entre ces deux modes de pensée.

 

L’analyse par le Médiocristan et l’Extrémistan

 

En Extrémistan, les inégalités sont distribuées de telle sorte qu’un seul phénomène peut avoir un impact disproportionné sur l’ensemble de la population observée. Par exemple, la richesse, le revenu, ou les ventes d’un livre d’un auteur connu font référence au domaine de l’Extrémistan. Du jour au lendemain, un auteur inconnu peut rafler l’ensemble des ventes en librairie et devenir une star littéraire ; après des dizaines d’années de crédits octroyés, une banque peut faire défaut à la suite d’une crise financière et perdre brutalement l’équivalent de toutes ses recettes accumulées. Aujourd’hui, 1 % des plus fortunés représentent à eux seuls 46 % des actifs mondiaux. La répartition des richesses relève donc de l’Extrémistan. Si un Jeff Bezos est ajouté à l’ensemble de la population mondiale, la moyenne salariale sera fortement modifiée.

 

En Médiocristan, chaque événement pris en lui-même ne représente pas grand-chose. Plus l’échantillon est large, moins un élément peut modifier de manière significative l’agrégat ou le tout. C’est la matérialisation même de la loi des grands nombres en mathématiques. Les exemples qui s’inscrivent dans cet environnement sont nombreux : le poids, la taille, les accidents de voiture, ou encore le taux de mortalité… Si un individu qui mesure 2,72 mètres est ajouté à la population française, il n’influencera que très peu la taille moyenne française.

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Selon NNT, les praticiens en économie et en finance succombent trop facilement à l’utopie du Médiocristan. Cela est principalement dû au carcan dans lequel ils développent leur pensée. Les statisticiens, au cours de leurs études, sont influencés par les modèles mathématiques qui leur sont enseignés. NNT dénonce notamment la courbe en cloche comme une aberration ne permettant pas d’appréhender le réel. Avec la courbe de Gauss, la plupart des phénomènes observés oscillent autour de la moyenne. Or cette distribution n’est pas adaptée aux phénomènes économiques et sociaux que l’on peut observer. La courbe en cloche peut se révéler utile dans le cas de variables telles que la taille des citoyens d’un pays. Cependant, NNT défend l’idée qu’elle ne permet pas d’appréhender les phénomènes rares tels qu’un krach boursier. L’imprévisible s’inscrit dans le monde de l’Extrémistan. Ainsi, les évènements hautement improbables ne se distribuent pas selon une courbe gaussienne qui augmente la probabilité autour de la moyenne et qui ne laisse que peu de chance aux extrêmes.

 

Essayer d’être créatif

paper plane to the moon

Dans la théorie du cygne noir, l’exemple suivant est donné pour montrer la nécessité de penser « out of the box » : demandez à deux individus de vous donner la probabilité qu’une pièce retombe sur face au bout de 100 lancers. Le premier individu, qui a fait des études de statistiques, répondra 1/2. L’autre, moins éduqué, aura tendance à penser qu’il y a de grandes chances que la probabilité liée à l’équité de la pièce soit fausse. Par comparaison, il pensera qu’il y a plus de chance que la pièce retombe quatre-vingt-dix-neuf fois de suite sur face. Selon NNT, dans le milieu universitaire, le premier individu s’en sortirait beaucoup mieux. Mais pour une simulation écologique ou liée à la vie réelle, le second se montrerait meilleur. Il faut donc essayer de penser en dehors des sentiers battus, notamment en ce qui concerne les sujets relatifs à l’Extrémistan.

 

 

 

L’attrait pour la linéarité et l’erreur de confirmation

 

L’erreur de confirmation est aussi un enjeu essentiel pour cet ancien trader américano-libanais. Prenez une dinde que l’on nourrit chaque jour, et qui prend du poids en conséquence, de manière linéaire. Que va prédire la dinde en se basant sur l’évolution de son poids au cours du dernier mois ? Elle va penser que demain, comme après-demain, elle gagnera du poids. Or, le jour de Thanksgiving, on lui tord le cou pour la déguster autour d’une table familiale. La surprise est totale pour la dinde. En revanche, l’éleveur qui la nourrit depuis plusieurs mois et qui la fait abattre pour Thanksgiving savait très bien ce qui allait se passer.

De cette histoire, nous devons tirer deux conclusions :

  • La dinde aurait dû faire preuve de plus de scepticisme. Selon NNT, « Il ne faut pas confondre preuve de l’impossibilité et absence de preuve de la possibilité. »
  • Le point de vue depuis lequel nous observons un évènement joue un rôle crucial dans la perception que nous en avons. Il faut donc essayer de se détacher de ses prénotions pour analyser, penser et réfléchir à des évènements hautement improbables.

 

La théorie du cygne noir affirme donc que nous sommes aveuglés lors d’une prise de décision par deux phénomènes à la fois distincts et complémentaires.

 

Premièrement, notre système émotionnel est adapté à la causalité linéaire. Si vous étudiez tous les jours, vous vous attendez à ce que les choses que vous apprenez soient proportionnelles au temps que vous leur consacrez. Or il n’en est rien. L’utilité marginale du travail décroit à partir d’un certain temps d’étude.

Deuxièmement, nous avons tendance à essayer de valider nos idées préconçues. Or, le biais de confirmation joue un rôle prépondérant dans la prise de décision. La tentation d’auto-validation de nos choix est grande. Nous nous convainquons souvent, à tort, d’avoir bien évalué les options au moment de la prise de décision.

Par exemple, la cathédrale Notre-Dame brûle et ce sont des millions d’euros bien médiatisés qui sont alloués à sa reconstruction. Par biais de confirmation, qui n’encourage pas un arbitrage plus réfléchi au moment de la prise de décision, on occulte d’autres causes qui mériteraient autant d’attention, si ce n’est plus.

 

Ce livre nous invite donc à comprendre que nous privilégions la narration et la linéarité pour éviter d’avoir à appréhender l’abstrait. Il est possible de penser aux livres que nous avons déjà lus, mais le nombre de livres qu’il reste à lire est infini. Les cygnes noirs qui n’ont jamais eu lieu sont trop abstraits et impossibles à concevoir pour l’esprit humain qui raisonne plus facilement au sein d’un contexte.

 

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Les erreurs de prévision

 

Selon NNT, les spécialistes de la prévision sont bons pour prévoir l’ordinaire, mais pas ce qui s’en démarque. Or, il s’avère que les évènements qui comptent et qui ont un impact significatif sur les marchés boursiers sortent presque toujours du commun. « Un seul changement au niveau des taux d’intérêt, de 6 à 1 % dans une prévision à long terme (ce qui est arrivé entre 2000 et 2001), suffit à rendre toutes vos prévisions complètement caduques dans le cadre d’une correction de vos résultats cumulatifs. »

 

Alors pourquoi les spécialistes du risque ne parviennent-ils pas à prédire les cygnes noirs ? Leur première erreur consisterait à prendre une prévision trop au sérieux sans se soucier de son exactitude. Or, pour des raisons de planification, cette exactitude importe beaucoup plus que la prévision elle-même. La deuxième erreur consisterait à ne pas prendre en compte la fragilité croissante des prévisions au fur et à mesure de l’allongement de la période prévue. Nous n’avons pas conscience de l’ampleur de la différence entre futur proche et futur lointain. Or cette fragilité au fil du temps est bien réelle. Prévoir ce qu’il se passera demain est plus concevable que ce qu’il se passera dans 60 ans. Enfin, la troisième erreur relèverait d’une mécompréhension du caractère aléatoire des variables étudiées. Ces dernières peuvent toujours se prêter à des scénarios bien plus optimistes – ou bien plus pessimistes – que l’on ne s’y attend actuellement.

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Oublier l’idée de prédictibilité totale

 

La théorie du cygne noir nous invite à comprendre qu’admettre que l’on ne peut pas prédire l’avenir n’anéantit pas notre pouvoir d’action.

 

Pour NNT, savoir que l’on ne peut rien prévoir ne signifie pas que l’on ne puisse pas tirer profit de l’imprévisibilité. Mais dans ce cas, comment tirer parti de l’incertitude ? Tout d’abord, il est nécessaire de distinguer les contingences positives des contingences négatives. Il existe des entreprises humaines où l’imprévisible peut être positif et d’autres dans lesquelles il peut être fortement négatif. Par exemple, dans le secteur du cinéma tout comme dans la recherche scientifique, c’est une affaire de cygne noir positif. On perd peu pour potentiellement gagner gros. L’exposition à un échec mineur inquiète moins NNT qu’un échec qui peut s’avérer fatal par son importance : « Le marché financier « prometteur » m’inquiète beaucoup plus, surtout les valeurs « sûres », que les opérations de spéculation – alors que les premières présentent des risques invisibles, les dernières n’offrent aucune surprise puisque l’on sait bien qu’elles sont volatiles et que l’on peut limiter les dégâts en investissant des sommes plus modestes. » La solution, selon NNT, serait de s’exposer à des cygnes noirs positifs de manière intensive, et d’être très prudent vis-à-vis des cygnes noirs négatifs. En général, les effets des cygnes noirs positifs mettent un certain temps à se faire sentir, alors que les cygnes noirs négatifs se produisent extrêmement vite – il est beaucoup plus facile et rapide de détruire que de construire.

 

La théorie du cygne noir, une invitation à embrasser le scepticisme

Black swan

Pour appréhender l’avenir, il est nécessaire d’avoir le courage de dire « je ne sais pas ». Deviner et prévoir ne sont pas les mêmes exercices, et les experts ont souvent tendance à minimiser la différence entre ces deux tâches. La société repose sur la spécialisation, qui est, de fait, une division de la connaissance. Un médecin écoute un avocat pour une question légale tandis que l’avocat écoute le médecin au sujet de ses problèmes de santé. Nous avons naturellement tendance à écouter l’expert, même dans les domaines où il n’existe pas. NNT affirme au cours de son livre que les modèles statistiques sont erronés et ne permettent pas d’évaluer le monde social et économique, trop sujet à l’imprévisible. On embauche des économistes pour raconter des histoires à des clients moins avertis. Heurtez-vous alors au doute systématiquement lorsqu’on vous offre une prévision sur ces sujets-là. N’ayez pas peur de perdre un débat lorsque vous défendez une prévision hautement improbable. Le bénéfice du doute doit primer.

 

 

 Arthur Ribes, étudiant à Sciences Po et contributeur du blog AlumnEye