Il existe un proverbe italien qui nous dit : « La fortune a pour main droite l’habileté et pour main gauche l’économie ». Rockefeller incarne cet adage à son extrême avec l’empire qu’il a bâti ainsi que son entreprise phare : la Standard Oil. En dollars d’aujourd’hui, son fondateur John Davison Rockefeller serait au moins deux fois plus riche que Jeff Bezos, le n°1 en 2019. Comment s’est faite cette montée en puissance ? Quelles en sont les répercutions et résonances contemporaines ?

 

L’homme et sa famille

Son succès prend place à la fin du 19e siècle après la Reconstruction, lors du « Gilded Age », période qui a vu naître les premiers milliardaires non-héritiers. L’écrivain américain Mark Twain a inventé le terme « Gilded Age » car la richesse scintillait à la surface mais cachait une extrême misère.

Rockefeller est issu d’une famille nombreuse originaire d’Allemagne. Il naît le 8 juillet 1839 dans l’Etat de New York dans un milieu plutôt rural. Il ne faisait pas partie de l’élite intellectuelle (contrairement à Wedgwood ou Boulton à leur époque par exemple). Sa mère, baptiste dévote lui inculque une sévère rectitude morale tandis que son père, menteur, buveur et souvent absent, dirige une petite scierie. Il a appris à ses fils les principes et méthodes des affaires. « Je les plume, en fait je les enfonce chaque fois que je peux. Je veux les rendre affûtés. » confia-t-il un jour en parlant d’eux. John allait devenir plus affûté que quiconque.

 

La stratégie de conquête financière de la Standard Oil

Grossiste et comptable, John gère une petite maison de négoce (grain, poisson, eau, citron, plâtre, sel, etc.) à Cleveland dès l’âge de 20 ans. Il dispose même de son propre entrepôt. En pleine guerre de Sécession, Cleveland est idéalement située : ni trop proche du front mais assez près pour en tirer profit. C’est dans ce contexte qu’un chimiste du nom de Andrews lui explique (à lui et à Maurice Clark, un autre négociant) pour la première fois le concept de raffinage. Rockefeller est au départ peu enthousiaste mais décide quand même d’acquérir un terrain, non pas dans les forêts reculées des Oil regions mais dans la campagne près de là où, en novembre 1863, sera ouverte la première ligne de chemin de fer reliant Cleveland à New York. Il bénéficie dès lors d’une première longueur d’avance par rapport à ses concurrents puisque cela lui permettra d’établir rapidement des contacts avec les propriétaires de chemins de fer.

Avec la guerre civile, les raffineries, très rentables, se multiplient. Rockefeller emprunte beaucoup, et rembourse de la même manière. Il pense déjà à exporter vers l’Europe en investissant dans les docks de Wall Street. Aucune autre industrie n’a d’emblée une telle vocation internationale mais ce n’est pas sans raison : sa plus grosse raffinerie tourne à 500 barils par jour. Il investit sans relâche ses richesses qui participent à faire tourner les établissements financiers de l’époque. Il acquiert très tôt des parts de ces derniers et parvient par conséquent à 29 ans à siéger au conseil d’administration de l’Ohio National Bank.

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Rockefeller a compris que les flux d’or noir sont contrôlés non pas par l’extraction mais par la commercialisation. En en commercialisant le plus possible, il propose un large marché aux entreprises qui participent à l’acheminement des barils. Par ce biais, il cherche à négocier et à abaisser au maximum les tarifs du transport. Il cherche à mettre à profit son avantage géographique mentionnée ci-dessus. Rockefeller va rapidement établir des accords avec les magnats des chemins de fer de l’époque et mettre en place les premiers pipelines. Le 10 janvier 1870 les statuts de la Standard Oil sont déposés. Ce nom est choisi en raison de la qualité médiocre du pétrole raffiné de l’époque qui donnait lieu à des incidents. Le nom Standard Oil permettait ainsi de donner une image de constance dans la qualité du produit. Rockefeller devançait d’ailleurs Ford sur l’industrialisation et les étapes cloisonnées de conception du produit, se vantant d’avoir pu retirer une goutte de soudure au cours de la chaîne nécessaire pour sceller un baril. Rockefeller possède alors en propre 26,67 % du capital initial, 40 % si l’on inclut toute la famille.

Un dessein hégémonique se profile et Rockefeller passe à l’action fin 1871 : la South Improvement Company est lancée par la Standard Oil, les chemins de fer de Pennsylvanie, les chemins de fer de Vanderbilt et la Erie Railroad de Jay Gould. Les plus grands acteurs du commerce pétrolier américain s’associent. Ils viennent de mettre en place une des premières holdings de l’histoire. Cette « Compagnie d’amélioration du Sud » est une combine afin d’obtenir, pour certains raffineurs, un rabais de 40% par rapport au prix moyen dans le transport de baril. En échange de quoi les compagnies de chemins de fer citées obtiendront le quasi-monopole sur les réseaux ferrés américains. Cette association est un pied de nez à la Oil Creek Association, créée durant la guerre civile, qui surveillait le marché pour avoir des prix stables et élevés. Elle est composée majoritairement de producteurs des Oil Regions. Toutefois le complot (que l’on peut considérer comme le premier cas d’abus de position dominante en droit économique contemporain) ne tient que quelques mois mais pendant ce laps de temps, la Standard Oil a pu racheter vingt-deux de ses trente-six concurrents raffineurs de Cleveland. C’est ce qu’on appellera plus tard le « Massacre de Cleveland ». L’image de pieuvre pour décrire la Standard Oil est alors reprise dans la presse.

 

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Fier d’une masse critique de capitaux, Rockefeller procède d’abord par intégration horizontale. En effet il possède suffisamment de raffineries pour vendre plus de kérosène moins cher et mettre à genoux tout autre raffineur. Il utilise une stratégie de vases communicants : des prix élevés où la concurrence est absorbée, et des prix faibles là où il faut asphyxier la concurrence locale. La Standard Oil cherche ensuite à se diversifier en créant des filiales spécialisées dans la glycérine, l’asphalte, le bitume, les fertilisants, etc.

Finalement, Rockefeller s’est enrichi grâce à ses relations politiques et à sa vision à long terme, en consolidant les industries en trusts qui furent très peu taxées. La Standard Oil marque la création pour la première fois d’une économie à l’échelle continentale aux Etats-Unis, et l’émergence de grandes entreprises.

 

Politique Roosevelt et émergence des entreprises pétrolières actuelles

A partir des années 1880, les frères Rothschild et les frères Nobel sont les premiers producteurs mondiaux de pétrole. Après de nombreuses stratégies pour obtenir le marché européen, la Standard Oil et la Royal Dutch Shell se partagent le gâteau de ce côté de l’Atlantique. Toutefois, l’ère progressive va voir naître une nouvelle réglementation. Theodore Roosevelt, républicain et progressiste, est le 26ème président des Etats-Unis de 1901 à 1909. Lors de son mandat il fait office de figure de proue pour faire face au développement exponentiel des grandes trusts (concentration financière réunissant plusieurs entreprises sous une direction unique) de l’époque dont la Standard Oil. Sa politique et sa volonté d’en finir avec les pots-de-vin aide fortement à élaborer des lois qui opposent « Uncle John » et « Uncle Sam ». Ce dernier est déterminé à faire passer la décence avant la finance.

En 1911, le Sherman AntiTrust Act permet le démantèlement de la Standard Oil par la Cour suprême des Etats-Unis en 34 sociétés. On assiste alors à la naissance du droit de la concurrence.

On trouve parmi elles :

  • Continental Oil Company (future Conoco puis ConocoPhillips)
  • Ohio Oil Company (future Marathon Petroleum)
  • Standard Oil of California (future Chevron)
  • Vacuum Oil Company (future Mobil)
  • Standard Oil of New Jersey (future Exxon)
  • Standard Oil of Indiana et Standard Oil of Kansas (qui feront parties du britannique BP)

Cela ne reste cependant qu’un écran de fumée. En effet les ex-filiales vendent leurs produits sous une même marque et se répartissent les territoires de vente sans compétition. De plus, les principaux actionnaires, dont John Rockefeller, sont les mêmes. Par ailleurs, les filiales se révèlent pleines à craquer de capitaux cachés. Les valeurs boursières montent en flèche et Wall Street se frotte les mains. John D. Rockefeller laissera la présidence en 1911 mais continuera d’orchestrer ses sociétés tout du long.

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Une redéfinition du capitalisme et de l’entreprenariat

Rockefeller aura posé les bases des principes de capital social et d’actionnariat. Durant cette période, des hommes plus hardis que les autres apparaissent (Vanderbilt pour les chemins de fer ou Carnegie pour l’acier par exemple), dépassant la bourgeoisie conservatrice du XIXe siècle. C’est dans la continuité des grands marchands de la Renaissance qu’émerge le statut de l’entrepreneur. John D. Rockefeller quant à lui incarne à la perfection cette figure du capitaliste protestant que décrira plus tard le sociologue Max Weber.

Le témoignage de l’économiste libéral Etienne Mantoux, nous explique ainsi que « des hommes de cette sorte, dont les capacités professionnelles s’étaient développées en harmonie avec les plus hautes qualités intellectuelles et morales, et dont l’activité n’avait pas le gain pour seul but, font honneur à la classe à laquelle ils appartiennent. Mais nous ne saurions juger les hommes de cette première génération d’industriels modernes d’après des exemples aussi exceptionnels. La plupart des grands manufacturiers de ce temps n’avaient pas leurs qualités les plus élevées. Ils méritèrent l’admiration pour leur initiative et leur activité. Mais leur seul but était l’argent ; les hommes et les choses étaient des instruments servant à atteindre leur unique objectif. La conscience de leur pouvoir les rendait tyranniques, durs, parfois cruels ; leur passion, leur appétit, décelaient les parvenus. »

 

Pour aller plus loin

The Evolution of Modern Capitalism, John Atkinson Hobson

Histoire du pétrole, Pierre Juhel

 

Lucas Foucher, étudiant à l’Institut d’Optique Graduate School et contributeur du blog AlumnEye