Fin juin 2020, la fintech allemande Wirecard admet l’existence d’irrégularités gravissimes dans sa comptabilité, point culminant d’une affaire née dans le sillage d’une série d’accusations portées à son encontre de façon répétée depuis plusieurs années. Épinglé pour fraude, le groupe voit son cours s’effondrer et est contraint de déposer le bilan. Comment un tel désastre a-t-il été rendu possible ? Qui en sont les responsables ? Quel avenir pour le secteur de la fintech en Europe ? Retour sur un feuilleton au scénario rocambolesque qui fait trembler la place financière allemande.

 

L’ascension fulgurante de la plus célèbre fintech européenne

Wirecard est créée en 1999 dans la banlieue de Munich, en pleine bulle Internet. Sous le pilotage d’un ancien consultant de KPMG, Markus Braun, qui entre au capital et en devient le CEO en 2002, elle propose depuis lors un large panel de services de paiement en ligne à destination des commerçants et entreprises : elle agit en particulier en tant qu’intermédiaire entre ces derniers et l’émetteur des cartes de paiement utilisées par les clients afin d’assurer le bon déroulement des transactions, propose également l’émission de cartes pour les banques ou encore des services de lutte contre la fraude au paiement.

Fait intéressant : bien qu’étant cotée sur la Bourse de Francfort, l’entreprise n’a jamais formellement effectué d’introduction en Bourse. En effet, par une opération de prise de contrôle inversée, elle n’a fait que récupérer en 2005 la cotation d’InfoGenie, une société cotée gérant des centres d’appels dont elle est alors la filiale chargée, sous le nom de Wire Card, de gérer les paiements en ligne de sites de paris et pornographiques. La prise de contrôle inversée (reverse takeover, RTO) consiste pour une entreprise non-cotée à acquérir une société cotée via un système de participations croisées afin de contourner le processus long et contraignant inhérent à une introduction en bourse classique. Aussi, dès ses débuts, Wirecard est parvenue à échapper à un examen approfondi de ses comptes par les régulateurs du marché.

Entre 2011 et 2014, la fintech lève près de 500 millions d’euros, qu’elle investit principalement en croissance externe par le rachat d’acteurs locaux du paiement électronique en Asie, à commencer par Singapour, où elle installe son siège régional. Elle s’impose rapidement comme un acteur majeur du paiement en ligne, profitant largement de l’explosion du secteur du e-commerce au cours de la décennie 2010, avec des profits multipliés par 70 entre 2004 et 2018 et une croissance organique d’environ 30% par an sur cette période.

C’est ainsi qu’en septembre 2018, Wirecard remplace Commerzbank, deuxième banque commerciale allemande, dans l’indice DAX, qui rassemble les 30 premières capitalisations boursières du pays cotées à la Bourse de Francfort, avec une capitalisation de près de 24 milliards d’euros (ce sera son record).

Son modèle économique particulier constitue à la fois le moteur de sa croissance phénoménale mais également l’élément qui précipitera son effondrement. En effet, le groupe a rapidement choisi d’orienter sa croissance vers les pays émergents, en particulier en Asie, faisant par exemple partie des premiers acteurs à incorporer à ses solutions de paiement les plateformes chinoises WeChat Pay (Tencent) et Alipay (Alibaba). Or, dans certains pays, comme Dubaï, l’Inde ou encore Singapour, cela a souvent impliqué de sous-traiter une partie de ses activités à des entités extérieures à Wirecard, qui n’y possédait parfois pas de licence bancaire. C’est précisément sur certaines de ces activités que portent les accusations de malversations financières.

 

La chute brutale de l’étoile montante du DAX

En effet, dès 2015, une série d’articles publiés par le Financial Times relève des incohérences dans les comptes du groupe, accusé d’avoir gonflé ses bénéfices. L’année suivante, un groupe de vendeurs à découvert (la vente à découvert est une pratique qui consiste à parier sur la baisse d’un titre) publient anonymement, via un bureau d’études du nom de Zatarra Research & Investigations, un dossier à charge contre Wirecard, alléguant que la société s’est livrée à des opérations de fraude et blanchiment d’argent, en particulier sur des sommes provenant de sites de poker en ligne. Le groupe allemand nie en bloc et la BaFin, le gendarme boursier allemand, ouvre une enquête contre Zatarra pour manipulation de cours. De la même façon, dans un nouvel article publié fin janvier 2019, le Financial Times accuse le responsable des paiements de Wirecard en Asie-Pacifique, Edo Kurniawan, de falsification de comptes et blanchiment d’argent, allégation qui provoque un recul du titre de 25% en bourse. Suite à ces accusations, l’entreprise allemande annonce fin mars avoir déposé une plainte à l’encontre du quotidien britannique et de l’un de ses journalistes. Poussé dans ses retranchements, le groupe se voit néanmoins attribuer la notation « investment grade » (qui désigne une dette considérée comme sûre) par l’agence de notation Moody’s en août, avant de lever 1,4 milliard d’euros en septembre. Après de nouvelles accusations de la part du quotidien aux pages saumon, Wirecard annonce en octobre 2019 avoir recruté le cabinet KPMG pour réaliser un audit indépendant afin de les balayer, ce qui rassure alors les investisseurs.

C’est finalement au printemps 2020 que s’amorce la chute de la star du DAX. Fin avril, alors que le rapport publié par KPMG déclare n’avoir trouvé aucune preuve de fraude comptable (faute d’avoir eu accès à tous les documents exigés), le CEO Markus Braun annonce le report de la publication de l’exercice 2019, mais présente des résultats préliminaires positifs, notamment une hausse spectaculaire de 38% de son chiffre d’affaires pour l’année 2019, le faisant culminer à 2,8 milliards d’euros. Pourtant, le titre perd dans la foulée plus de 25% de sa valeur, signe que ces annonces peinent à rassurer les investisseurs.

Ces derniers voient leurs craintes confirmées début juin, quand la police allemande perquisitionne les locaux de l’entreprise situés en périphérie de Munich, dans le cadre d’une plainte déposée par la BaFin portant sur la communication financière présumée trompeuse de Wirecard. En effet, le groupe, qui avait cherché à présenter sous un angle favorable le rapport de KPMG, est accusé de tentative de manipulation de cours. Parallèlement, la BaFin ouvre une enquête pour délit d’initié à l’encontre de Markus Braun.

Le coup fatal est finalement porté par le cabinet d’audit EY qui, le 18 juin, refuse d’authentifier les comptes du groupe et déclare que la somme colossale de 1,9 milliard d’euros (environ 2 milliards de dollars) manque à l’appel dans le bilan du groupe, soit 25% de ce bilan ! La sentence ne se fait pas attendre et le cours de Wirecard s’effondre de 60% pour tomber à 40€. Les événements s’enchaînent dès lors rapidement : Markus Braun démissionne le lendemain de son poste de CEO avant d’être arrêté dans la foulée, le conseil de surveillance du groupe reconnaît que 25% du bilan n’existe pas et, le 25 juin, l’entreprise dépose le bilan, une première pour un groupe coté au DAX 30. Début juillet, les créanciers de Wirecard donnent leur accord pour lancer le démantèlement du groupe et la vente des différentes entités qui le composent. Mi-juin, la capitalisation boursière de l’entreprise s’élevait encore à 11,5 milliards d’euros. Elle ne vaut, début août, plus que 240 millions d’euros, soit un prix unitaire dérisoire de moins de 2€. Wirecard doit justement être exclue de l’indice DAX d’ici le mois de septembre, les groupes Symrise, Delivery Hero et Zalando sont en lice pour lui succéder.

A quoi correspondent les 2 milliards de dollars inexistants ? D’après l’entreprise, il s’agirait d’une somme destinée à assurer la liquidité entre les commerçants et leurs clients dans le cadre des activités de paiement en ligne de Wirecard en Asie. La somme aurait été confiée à un intermédiaire, un avocat nommé Mark Tolentino, qui l’aurait mis en dépôt dans deux banques locales basées aux Philippines. Pourtant, les banques en question récusent tout lien avec le groupe Wirecard, de même que M. Tolentino, qui affirme avoir été victime d’une usurpation d’identité… Dans le cadre de cette affaire, Jan Marsalek, ancien COO du groupe, est actuellement en fuite et sous le coup d’un mandat d’arrêt international. Personnage énigmatique, M. Marsalek serait également recherché par plusieurs services de renseignement occidentaux pour des liens présumés avec le GRU, le service de renseignement militaire russe. C’est d’ailleurs en Russie, où l’intéressé s’est rendu à plus de 60 reprises au cours des 10 dernières années, qu’il serait aujourd’hui réfugié, à en croire le quotidien allemand Handelsblatt. Quoi qu’il en soit, impossible d’être définitivement fixé sur les 2 milliards de dollars évaporés des comptes de Wirecard.

LA4Lire aussi : Fintechs : ces startups qui changent la Finance

 

Last but not least… le dernier d’une série de grands scandales comptables

Si l’histoire récente regorge de précédents en matière de fraude comptable, peu d’entre eux sont d’une ampleur égale à celle de Wirecard. Pourtant, quelques-uns ont particulièrement marqué les esprits.

Ainsi, l’éclatement de la « bulle internet » en 2001-2002 survient à un moment où des scandales financiers retentissants mettent à genoux plusieurs grands groupes, notamment les américains Enron et Worldcom, qui font désormais office de cas d’école. En ce qui concerne Enron, leader dans le secteur de l’énergie, l’une des premières capitalisations boursières des Etats-Unis avant sa faillite en 2001, il s’agit d’un grand nombre de pratiques comptables frauduleuses visant à maquiller les pertes de l’entreprise issues d’investissements hasardeux. Une fois la supercherie découverte, le cours du groupe s’effondre et, face à une dette insoutenable, il finit par déposer le bilan. La chute d’Enron entraîne d’ailleurs celle du cabinet Arthur Andersen, son commissaire aux comptes qui s’était montré fort complaisant, réduisant de facto le club des « Big Five » d’alors à celui des « Big Four » toujours en vigueur. Quant à Worldcom, l’un des principaux opérateurs de télécommunications à son époque, le groupe est reconnu coupable d’avoir gonflé ses revenus de 11 milliards de dollars en 2001 et 2002 et fait faillite cette même année.

Au cours des années suivantes, d’importants scandales entachent l’image de grandes entreprises américaines, comme le leader mondial de l’assurance American International Group (AIG), épinglé en 2005 pour avoir gonflé ses comptes de 3,9 milliards de dollars. En Europe également, de grands groupes ont récemment été accusés de pratiquer la fraude comptable, c’est le cas de William Saurin (qui n’est pas coté) en France en 2016.

Plus récemment, le groupe Luckin Coffee, parfois surnommé le « Starbucks chinois », fait parler de lui en avril 2020, en révélant que l’un de ses dirigeants a maquillé son chiffre d’affaires à hauteur de 310 millions de dollars (50% de ses ventes). Résultat : fin juin, le titre est retiré du Nasdaq, où il était coté depuis mai 2019.

De façon plus anecdotique, des enquêtes sont régulièrement ouvertes par les régulateurs à l’encontre d’entreprises accusées de pratiques comptables douteuses visant à enjoliver leur situation financière. Par exemple, la SEC (Securities and Exchange Commission), le gendarme boursier américain, conduit des investigations sur la société Under Armour, spécialiste de l’habillement sportif, pour des pratiques remontant à 2015-2016.

Selon Deloitte, la pandémie de Covid-19 et ses conséquences financières sur beaucoup d’entreprises ont accru le risque de fraude comptable de leur part. A en croire Marc Bertonèche, enseignant à l’INSEAD et à HEC Paris, le risque se situe principalement au niveau de l’EBITDA, susceptible d’être l’objet d’ajustements multiples, situés à la limite de ce que tolèrent les normes comptables. Mesure de la rentabilité opérationnelle de l’entreprise, populaire chez les analystes et financiers d’entreprise, l’EBITDA est particulièrement exposé à des ajustements divers et complexes. Ces derniers peuvent par exemple présenter un intérêt pour les dirigeants d’une entreprise souhaitant afficher des ratios d’endettement rassurants. Covenant Review, un institut de recherche appartenant à Fitch Solutions, estime ainsi qu’au cours du T1 2019, les entreprises américaines ont, en moyenne, gonflé leur EBITDA de 43% par le biais de multiples ajustements comptables. En période de difficultés financières qui vont de pair avec une hausse des niveaux de dette des entreprises, la tentation semble encore plus forte.

 

De multiples acteurs pointés du doigt pour leur négligence

Outre les responsabilités internes au groupe Wirecard et à ses dirigeants, qui seront mises au jour par la Justice allemande au fil de l’enquête, plusieurs acteurs se voient pointés du doigt par les observateurs du dossier pour ne pas avoir décelé ou exposé plus tôt les malversations opérées par l’entreprise.

Le 8 juin 2020, plusieurs actionnaires de Wirecard déposent une plainte contre le cabinet EY, auditeur officiel de l’entreprise depuis 2011. Ils reprochent à ce dernier de n’avoir pas relevé les manquements comptables présumés de la fintech. Le cabinet est déjà sous le coup de deux enquêtes de la part du régulateur comptable britannique, le Financial Reporting Council (FRC), portant sur le voyagiste Thomas Cook, qui a fait faillite en septembre 2019, ainsi que sur NMC Health, groupe hospitalier basé aux Emirats arabes unis et coté à Londres, ayant occulté les deux tiers de sa dette. Rappelons ici que le rôle du commissaire au compte (ou auditeur) est de délivrer un avis sur les comptes, pas d’y déceler les fraudes. S’il en repère, il est bien entendu tenu d’en informer les autorités de régulation, mais il n’est pas doté de moyens suffisants pour examiner chaque opération financière et est, dans une large mesure, tributaire des documents produits par l’entreprise cliente. Toujours est-il que le scandale Wirecard constitue un risque de réputation pour le cabinet EY. Le sort funeste réservé à Arthur Andersen, il y a près de 20 ans, démontre que les cabinets d’audit ne sont pas éternels.

Au Royaume-Uni, début juillet, le FRC amorce justement une petite révolution pour les « Big Four » en annonçant l’obligation pour ces derniers de scinder leurs activités d’audit et de conseil d’ici 2024. Le régulateur britannique avait ces grands cabinets dans le viseur depuis quelque temps suite à plusieurs scandales comptables ayant entaché leur réputation. L’objectif d’une telle mesure est d’améliorer la qualité de leur expertise et de limiter le risque de conflit d’intérêts. En effet, alors que l’audit ne représente qu’environ 20% des revenus des « Big Four » (proportion qui est d’ailleurs en baisse, avec l’expansion récente et rapide de leurs activités de conseil), ce risque est bien réel.

Aussi, de telles mesures de séparation font leurs preuves, en particulier en France, où la séparation de l’audit et du conseil est déjà strictement appliquée. Concrètement, un cabinet ne peut pas auditer les comptes d’un client qu’il conseille déjà, et inversement. Cette séparation est moins rigide en Allemagne et était jusqu’à ce jour inexistante au Royaume-Uni. De même, la pratique du co-commissariat appliquée en France depuis les années 1960 contraint les grandes entreprises (plus précisément celles qui publient des comptes consolidés) à faire contrôler leurs comptes par deux auditeurs différents, autre moyen de limiter le risque de fraude.

Outre le commissaire aux comptes de Wirecard, c’est également le régulateur qui est mis en cause, à savoir la BaFin qui, en avril 2019, dépose une plainte contre deux journalistes du Financial Times, accusés d’ententes illicites avec des vendeurs à découvert et de manipulation de cours. Autrement dit, ces journalistes sont accusés d’avoir calomnié Wirecard afin de faire bénéficier leurs complices présumés de la baisse du titre qui aurait résulté de la publication de leurs allégations. Ainsi, le régulateur a choisi de s’intéresser d’abord aux accusations de manipulation de marché, au détriment de l’examen des éléments de preuve présentés par le Financial Times et les autres détracteurs du groupe allemand.

Au niveau des régulateurs également, il existe des différences significatives de méthodes et de statuts entre pays européens. Si l’on s’intéresse particulièrement aux gendarmes boursiers, on constate que l’AMF française est indépendante, quand la BaFin allemande est rattachée au ministère des Finances. De même, alors que la première est coutumière des perquisitions inopinées dans les entreprises, la seconde est partisane d’une approche moins coercitive. Toujours est-il que c’est sous sa surveillance que Wirecard a pu frauder…

Fin juin, le président de la BaFin, Felix Hufeld, reconnaît que l’autorité de régulation n’a pas été capable d’éviter cette débâcle. Il cherche toutefois à minimiser la responsabilité de son institution, arguant que le régulateur n’avait en charge que la surveillance des activités bancaires de la société et non de la totalité de ses activités. De plus, à la décharge de la BaFin, on peut expliquer la réticence du régulateur à ouvrir une enquête sur Wirecard par une certaine méfiance à l’égard des vendeurs à découvert, des hedge funds régulièrement accusés de destruction de valeur, en cherchant à remplir des objectifs financiers de court terme. Aux Etats-Unis, la SEC, elle, pratique depuis longtemps l’incitation financière pour récolter des informations sur les malversations commises par les entreprises, mais cette méthode reste encore largement taboue en Europe. Sur demande de la Commission européenne, l’ESMA (Autorité européenne des marchés financiers) a ouvert mi-juillet une enquête sur l’approche adoptée par la BaFin dans le dossier Wirecard. Sans attendre le verdict de l’ESMA, le gouvernement allemand a pris les devants en annonçant, fin juillet, une première série de réformes visant à renforcer l’étendue des pouvoirs de la BaFin et à accroître la rotation des auditeurs ainsi que leur responsabilité civile en cas de manquements.

Certains membres du gouvernement allemand se retrouvent eux-mêmes mis sous pression, en particulier le ministre des Finances, Olaf Scholz, qui admet, face aux députés de la commission des Finances du Bundestag, avoir été mis au courant des soupçons de fraude dès le début de l’année 2019. Joerg Kukies, vice-ministre allemand des Finances, reconnaît, quant à lui, avoir rencontré Markus Braun à deux reprises fin 2019, mais refuse de dévoiler la teneur de leurs conversations. L’une des principales questions que se posent les députés allemands et les observateurs est alors la suivante : le gouvernement a-t-il cherché à ménager à tout prix son fleuron national ?

 

    PRÉPARE TES ENTRETIENS TECHNIQUES EN CORPORATE FINANCE

Découvre gratuitement les questions techniques en entretien de M&A, Private Equity, etc., corrigées par un pro.

 

Des perdants et des gagnants

A l’évidence, les investisseurs ayant gardé confiance en Wirecard jusqu’au bout apparaissent aujourd’hui au premier chef comme perdants, notamment les gérants de portefeuille. Certains d’entre eux, à l’instar de Union Investment ou encore DWS (filiale de gestion d’actifs de Deutsche Bank), déclarent d’ailleurs vouloir porter plainte contre le groupe. Fin 2019, le titre Wirecard était encore présent dans un grand nombre de portefeuilles, notamment celui du fonds souverain norvégien. De même, des acteurs incontournables tels que BlackRock, Vanguard ou Amundi se sont retrouvés exposés aux pertes de Wirecard à travers sa présence dans certains de leurs fonds indiciels.

Autres perdantes possibles : les banques qui avaient prêté de l’argent à Wirecard, en particulier Commerzbank, ING et ABN Amro et Crédit Agricole, pourraient ne pas se voir rembourser les montants prêtés. En effet, l’ouverture d’une procédure de dépôt de bilan amenuise leurs chances de les récupérer. Dans le cas de Commerzbank, dont l’Etat allemand possède plus de 15%, un défaut reviendrait également à faire porter les pertes de Wirecard sur le contribuable allemand. Si elles risquent d’être lésées à court terme par la faillite du groupe, les banques peuvent cependant en tirer parti à long terme, dans la mesure où ce scandale risque de remédier à la situation ayant cours jusqu’alors, celle où les fintech sont davantage considérées comme des entreprises technologiques que comme des établissements bancaires, et sont ainsi régulées comme telles (c’est-à-dire relativement peu), ce qui leur procure un avantage compétitif sur les banques, bien plus régulées. Cette situation est susceptible de changer, dans le sillage du scandale Wirecard.

Parmi les parties prenantes plus ou moins affectées par la chute de Wirecard, on peut citer ses clients (petits commerçants ou grands groupes tels que Air France ou Leroy Merlin), pour qui la position du groupe dans l’ingénierie de paiement (en bout de chaîne, et non au cœur du système), la nature des services proposés (paiements en ligne et non terminaux physiques) et la diversité concurrentielle du secteur, peuvent laisser certains d’entre eux espérer trouver relativement facilement un substitut aux services que leur procurait Wirecard. Du côté de ses partenaires stratégiques, comme Orange Bank, à qui Wirecard fournit des cartes de paiement à destination de ses clients, même son de cloche. D’après la filiale bancaire de l’opérateur téléphonique, les déboires de son partenaire n’affectent pas la continuité de ses opérations ; elle avait de toute façon prévu de changer de fournisseur.

Quant aux vendeurs à découvert, ces hedge funds régulièrement accusés de détruire de la valeur, ils ont ici joué un rôle salutaire de lanceurs d’alerte, quand tous les autres acteurs du secteur refusaient de voir la réalité en face. Ils en récoltent aujourd’hui les bénéfices et apparaissent comme les grands gagnants de cette affaire, à l’image des fonds Muddy Waters (Carson Block), TCI Fund Management (Chris Hohn) ou encore Kynikos Associates, géré par Jim Chanos, célèbre vendeur à découvert qui déclarait il y a quelques jours : « Nous sommes à l’âge d’or de la fraude ». Or, contrairement aux analystes financiers traditionnels, les vendeurs à découvert ont à leur disposition tout un panel d’outils leur permettant de conduire une analyse approfondie de ces fraudes présumées, usant parfois de moyens situés à la frontière de la légalité, on peut alors parler d’« espionnage financier ». En traquant les entreprises qu’ils considèrent surévaluées, ils affirment participer au lissage des inefficiences du marché.

Enfin, la bascule de ses anciens clients vers de nouveaux prestataires se fera à l’évidence au bénéfice des concurrents de Wirecard et, si les noms du néerlandais Adyen, de l’américain Stripe ou de l’italien Nexi circulent déjà pour la reprise d’actifs issus du démantèlement de Wirecard, c’est le français Wordline qui semble en pole position.

LA4Lire aussi : Bayer rachète Monsanto : un deal record aux relents de scandales passés

 

Quelles perspectives pour le secteur de la fintech en Europe ?

Le secteur de la fintech, en particulier en France, demeure extrêmement dynamique. Malgré la crise du coronavirus et le confinement, des opérations importantes ont pu avoir lieu, soulignant cette résilience du secteur, avec la levée récente de 15 millions d’euros par Agicap ou encore 40 millions par Lydia, qui vient juste d’élargir sa palette de services et propose désormais des prêts à ses utilisateurs, dans le cadre d’un partenariat avec la fintech Younited.

Fin juillet, l’AMF donne son accord à Worldline pour son projet d’OPA amicale sur le spécialiste des terminaux de paiement Ingenico, à l’heure où la digitalisation des paiements est stimulée par la pandémie. Ironie du sort, au moment où semble émerger un possible futur champion européen du paiement, un autre s’effondre.

D’ailleurs, les projets à cet égard ne manquent pas. Alors que la domination américaine sur le secteur du paiement demeure, avec des groupes tels que Visa, Mastercard ou encore PayPal et que les géants chinois s’affirment de façon croissante, 16 banques européennes (dont les 6 principales banques françaises) viennent d’annoncer le lancement d’un nouveau système de paiement européen unifié, l’EPI (European Payments Initiative), qu’elles veulent opérationnel dès 2022. L’objectif est de proposer des solutions de paiement de nouvelle génération et de développer une véritable souveraineté européenne en la matière.

Quoi qu’il en soit, l’affaire Wirecard s’impose comme l’un des scandales financiers les plus retentissants de ces dernières années en Europe. Falsification de documents, usurpation d’identité, délit d’initié, blanchiment d’argent : les dirigeants sont parvenus à tromper leur monde pendant plusieurs années. Ce scandale soulève la question de la rapide croissance des licornes de la tech et, en particulier pour les fintech, celle de la difficulté à réguler des entreprises technologiques possédant des activités bancaires. Enfin, il rappelle la nécessité de s’attacher à l’analyse financière fondamentale des sociétés, afin d’éviter d’être victime du mécanisme de biais de confirmation généralisé, qui conduit à ignorer les signaux faibles (fragilité du bilan, niveau d’endettement très important, incohérences comptables, etc.), bien que souvent apparents, au profit de l’euphorie qui entoure parfois un titre. Cela vient renforcer l’idée selon laquelle une equity research de qualité s’impose comme un rouage essentiel au bon fonctionnement du marché.

 

Nathanaël Zobel-Pantalacci, étudiant à Grenoble Ecole de Management et contributeur du blog AlumnEye