Depuis ce début d’année 2024, au sein de la Banque Centrale Européenne (BCE), faucons et colombes s’opposent sur la stratégie de politique monétaire à adopter. Les premiers, surnommés ainsi car partisans de l’orthodoxie monétaire, veulent maintenir les taux directeurs tels qu’ils sont depuis septembre 2023 jusqu’à un net recul de l’inflation en zone euro ; les seconds, banquiers centraux plus modérés, plaident en faveur de leur baisse, craignant une détérioration de l’activité économique et de la croissance si la BCE continue sa politique de taux élevés. Mais que sont les taux directeurs scrutés minutieusement par la presse économique qui tressaute à leur moindre variation, et à quoi servent-ils ? Pourquoi l’Europe a-t-elle dû faire face à une hausse historique de ces taux en juillet 2022 et quelles en ont été les conséquences sur l’économie ? Se dirige-t-on vers une baisse progressive ?

Que sont les taux directeurs et à quoi servent-ils ?

D’après la Banque de France, les taux directeurs sont les taux d’intérêt fixés par une banque centrale pour les prêts qu’elle accorde aux banques commerciales qui en ont besoin. En effet, les banques commerciales doivent gérer au quotidien leur trésorerie en fonction des dépôts qu’elles reçoivent de leurs épargnants et des prêts qu’elles doivent financer. Elles ont donc besoin de solutions pour placer leurs excès de trésorerie ou, au contraire, financer leurs besoins de liquidités. C’est ce qu’offre l’Eurosystème : la banque centrale d’un pays propose aux banques commerciales 3 types d’opérations, avec 3 taux d’intérêt différents, que l’on appelle taux directeurs :

  • Le taux des opérations principales de refinancement : une banque commerciale peut emprunter à la banque centrale des liquidités pour une semaine,
  • Le taux de la facilité de prêt marginal : une banque commerciale ayant un besoin urgent de liquidités peut les emprunter à la banque centrale pour 24 heures, à un taux plus élevé que le taux de refinancement,
  • Le taux de la facilité de dépôt : une banque commerciale peut placer ses excédents de liquidités pour 24 heures, et la banque centrale la rémunère pour ce dépôt, à un taux plus faible que les deux autres.

Aux côtés de l’Eurosystème existe le marché interbancaire : pour gérer leur trésorerie, les banques commerciales peuvent se prêter de l’argent entre elles, à des taux qu’elles négocient. Ces taux interbancaires à 24 heures évoluent dans la fourchette fixée par les taux directeurs de la BCE, que l’on appelle corridor des taux d’intérêt à court terme, le taux de la facilité de dépôt représentant le prix plancher et le taux de la facilité de prêt marginal le taux plafond. En effet, une banque commerciale n’aura aucun intérêt à emprunter de l’argent auprès d’une autre banque qui lui offre un taux supérieur au taux de la facilité marginale, et, à l’inverse, elle n’aura aucun intérêt à prêter de l’argent à une banque pour un taux inférieur à celui de la facilité de dépôt.

La BCE utilise ces taux directeurs comme un instrument de politique monétaire, et influence ainsi le niveau de l’activité et des prix dans la zone euro. Le but de la BCE est de maintenir une inflation, c’est-à-dire une augmentation générale et durable des prix, autour des 2%. Lorsque l’inflation est en- dessous des 2%, l’économie est dite en « sous-régime », c’est-à-dire que la demande est inférieure à l’offre, la BCE baisse alors ses taux directeurs, les taux d’intérêt des banques commerciales baissent et l’argent coûte moins cher. Les ménages et les entreprises peuvent donc emprunter plus, pour consommer et investir davantage, et l’activité économique du pays accélère. En revanche, lorsque l’inflation dépasse les 2%, la Banque Centrale Européenne (BCE) est encline à relever ses taux directeurs. Cette augmentation des taux d’intérêt des banques commerciales conduit à une diminution des emprunts par les ménages et les entreprises, entraînant ainsi une réduction de la consommation et de l’investissement. Cette situation conduit à un ralentissement de l’activité économique ainsi qu’à une modulation de la hausse des prix.

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Pourquoi une hausse historique des taux en juillet 2022 ?

Depuis 2012 et la crise des dettes publiques en zone euro, l’inflation était en-dessous des 2%. La BCE maintenait donc ses taux directeurs très bas : ils étaient presque à zéro, le taux de la facilité de dépôt étant même négatif. En 2021, avec la crise de la Covid-19, l’économie planétaire était presque à l’arrêt. À la fin de l’épidémie, l’économie a redémarré brutalement, entraînant notamment une désorganisation dans les chaînes d’approvisionnement mondiales face à la très forte demande, et l’inflation s’est installée. Parallèlement, la guerre en Ukraine en 2022 a généré une forte hausse des prix des matières premières, générant encore davantage d’inflation. En juillet 2022, face au constat d’une forte poussée de l’inflation (8,6% sur 12 mois) et suivant le mouvement de la Réserve Fédérale américaine et de la Banque d’Angleterre, la BCE décide pour la première fois depuis 11 ans de remonter ses taux directeurs.

Depuis, dans une tentative de juguler l’inflation, la BCE n’a cessé de relever ses taux directeurs, toutes les 6 semaines, et dix fois en tout. À 0% en juin 2022, le taux des opérations principales de refinancement est passé à 4,5% en septembre 2023, le taux de la facilité de dépôt de -0,5% à 4%, et le taux de la facilité de prêt marginal de 0,25% à 4,75%. La dernière décision du Conseil des gouverneurs en mars 2024 a maintenu les taux à ce niveau, pour la quatrième fois depuis septembre.

Quelles sont les conséquences sur l’économie de cette hausse des taux depuis 2022 ?

La hausse des taux directeurs a augmenté, comme prévu, le coût de la dette pour les entreprises, les ménages mais également l’État, impactant ces trois acteurs dans leurs activités.

D’abord, cette politique monétaire diminue la capacité d’emprunt des ménages, notamment pour les crédits à la consommation et les crédits immobiliers. Cela entraîne donc une perte de pouvoir d’achat pour ces opérateurs économiques. Selon les calculs de la Banque de France, un ménage disposant d’un revenu médian (35 400 euros net annuel) et empruntant au maximum de sa capacité, peut acheter 7 mètres carrés de moins en un an. Aussi, les charges d’intérêts deviennent plus lourdes, ce qui entraîne pour les ménages des difficultés à faire face au coût du service de la dette. D’après le rapport sur la stabilité financière dans le monde publié par le Fonds Monétaire International (FMI), les ménages puisent dans leurs réserves : l’épargne, qui était excédentaire dans les pays avancés et représentait entre 4 % et 8 % du PBI, a régulièrement reculé, et on observe également des signes d’une hausse des incidents de paiement des cartes de crédit et des prêts automobiles. Autre effet : cette hausse des taux augmente les inégalités dans la population. En effet, elle avantage ceux qui ont de l’argent et peuvent prêter, a contrario, elle pénalise les plus précaires et ceux qui ont besoin d’emprunter.

Du côté de la dette publique, la politique monétaire menée par la BCE est douloureuse pour les finances publiques. En effet, si l’État français pouvait emprunter à 0% en 2021, ce n’est plus le cas maintenant puisque le coût de la dette avoisine les 3%. Selon les calculs de Libération, la hausse des taux d’intérêts a coûté à l’État français environ 5 milliards d’euros pour les emprunts à court terme. Entre 2015 et 2021, dans un contexte de taux négatifs, il gagnait par an entre 300 millions et 1 milliard d’euros grâce à ses emprunts à court terme. Selon les prévisions du ministère de l’Économie et des Finances, en 2027 les intérêts de la dette pourraient devenir le premier poste de dépense du pays, devant l’éducation et l’armée.

Pour les entreprises, la possibilité d’emprunter a diminué, tout comme pour les ménages. Cette situation marque la fin de l’accès facile et abondant au crédit, ce qui s’avère particulièrement préoccupant pour les entreprises dont la dette joue un rôle significatif dans leur structure de financement. On peut citer à ce titre les supermarchés Casino, Altice ou encore Atos, qui se sont lourdement endettés durant la période de taux bas et qui doivent maintenant faire face à l’échéance de leurs dettes : les conditions de refinancement sont bien moins avantageuses que par le passé et sont susceptibles d’entraîner de lourdes difficultés financières. Pour de nombreuses autres entreprises, des problèmes de trésorerie sont à prévoir. Le rapport sur la stabilité financière du FMI explique qu’une part de plus en plus grande de petites et moyennes entreprises, aussi bien dans les pays avancés que dans les pays émergents, dispose d’une trésorerie qui suffit à peine à payer leurs charges d’intérêts. Ces difficultés pourraient s’aggraver : 5 500 milliards de dollars de dette des entreprises arrivent à échéance en 2024.

Par ailleurs, cette hausse des taux touche plus sévèrement certains secteurs que d’autres. C’est le cas du secteur immobilier, qui montre des signes de retournement. Un accès plus difficile à la dette entraîne moins de construction de nouveaux bâtiments, et moins d’achat par les entreprises ou les ménages, le financement passant le plus souvent par l’emprunt bancaire. D’après les données d’Eurostat fin juin 2023, le nombre de permis de construire a nettement diminué sur un an : – 41% en Suède, – 37% en Allemagne et – 22% en France. Toute la filière immobilière est touchée (promoteurs, banquiers, artisans, acheteurs), et les prix commencent à baisser : les prix des logements ont baissé de 1,7% dans la zone euro par rapport à l’année précédente et de 1,1% dans l’UE au deuxième trimestre 2023, selon Eurostat.

À la fin de 2023, on observe une nette baisse de l’inflation. Dans la zone euro, celle-ci était de 4,3% sur un an en septembre 2023, en forte baisse par rapport au pic de 10,6% enregistré en octobre 2022. En 2024, les chiffres montrent une poursuite de cette tendance, avec une inflation de 2,8% sur un an en janvier, puis de 2,6% en février. Cependant, une grande partie de cette chute est liée à la baisse des prix de l’énergie. L’inflation sous-jacente, qui exclut les prix de l’énergie et de l’alimentaire car très volatils, reste élevée : 4,5% en septembre 2023, contre 5,7% en mars 2023.

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À quand une baisse des taux directeurs ?

Le 7 mars 2024, la BCE a annoncé le maintien de ses taux directeurs pour la quatrième fois d’affilée depuis septembre 2023, alors que de nombreux acteurs économiques réclament une baisse des taux face au constat d’une baisse de l’inflation. Cependant, lors de sa dernière conférence de presse le 7 mars, la Présidente de la BCE, Christine Lagarde, a laissé entendre qu’une la première baisse de ses taux directeurs était probable en juin. Elle souhaite tout de même rester prudente, et précise que cela dépendra des données économiques publiées d’ici là. L’une des préoccupations majeures de l’institution européenne concerne l’évolution des salaires, qui ont augmenté d’environ 5% en 2023. Cette hausse est source d’inquiétude car elle risque d’accentuer l’inflation dans le secteur des services. Avant de baisser ses taux, la BCE veut être certaine que la baisse de l’inflation est à l’œuvre également dans ce secteur. De nombreux économistes avertissent : il ne faudrait pas trop tarder à baisser les taux, sous peine de voir la zone euro entrer en récession. Les prévisions de croissance ont déjà été revues à la baisse : seulement 0,6% en 2024. Des discussions animées entre les colombes et les faucons sont donc à prévoir lors des prochaines réunions du Conseil des gouverneurs.

Laura Latché, étudiante à l’ESCP et contributrice du blog