Le 20 janvier 2022 marquait le premier anniversaire de l’investiture de Joe Biden, l’occasion pour le 46ème président des Etats-Unis de dresser l’état des lieux de cette première année de mandat. Retrait des troupes d’Afghanistan, renforcement de la démocratie, retour dans l’accord de Paris, plan d’infrastructure et de sauvetage économique… Parmi ses mesures les plus audacieuses, on peut notamment citer la nomination de Lina Khan comme présidente de la Federal Trade Commission, l’organe national compétent en matière de droit à la consommation et de pratiques anticoncurrentielles. Cette nomination s’inscrit dans un contexte législatif de plus en plus dur envers les GAFAM depuis le gouvernement Trump.

Qui est Lina Khan et quel rôle joue-t-elle au sein de la FTC ?

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Amazon d’Andreas Gursky

Née à Londres de parents Pakistanais, Lina Khan déménage aux Etats-Unis en 2000 alors qu’elle est encore enfant. Elle débute ses études au Williams College en 2010 où elle obtient un diplôme en Policial Theory. Un an plus tard, elle rejoint le think tank New America Foundation où elle compile ses premiers travaux sur les monopoles, notamment sur le secteur des livres, du poulet ou de l’aviation. Par la suite, elle rejoint l’université de Yale afin de se spécialiser en droit. C’est en 2017, alors qu’elle est encore étudiante, que Lina Khan est mise sous le feu des projecteurs. Paru dans la revue The Yale Law Journal, son article The Amazon Paradox connaît un succès retentissant, bien au-delà de la sphère universitaire.

Une fois diplômée de Yale, elle est nommée directrice de la politique juridique à l’Open Market Institute, un groupe de réflexion rattaché à New America Foundation qui lutte contre “les menaces que font peser les situations de monopole sur la démocratie, les libertés individuelles et la sécurité nationale”. Lina Khan devient membre juridique de la FTC en 2018 puis en est nommée présidente par Joe Biden en 2021. A 32 ans, elle devient alors la plus jeune de l’histoire à atteindre la présidence de cette agence fédérale, investie d’un double objectif : la protection des consommateurs et la promotion d’une concurrence efficiente sur les marchés. Pour ce faire, la FTC conduit des enquêtes, attaque des entreprises en justice, développe des règles et élabore des lois pour aller dans le sens de ses objectifs.

Le paradoxe GAFAM : vers un nouveau paradigme ?

m&a_khan_ftc_monopolyDans son article “The Amazon Paradox”, la jeune juriste dénonce notamment l’archaïsme de la législation antitrust américaine. Pour comprendre sa vision, il faut remonter à l’adoption du Sherman Act en 1890, dont l’objectif était de limiter les pratiques anticoncurrentielles en régulant la position dominante de certaines entreprises sur leurs marchés. A l’époque, une entreprise en particulier est dans le collimateur du Sherman Act : la Standard Oil, l’empire pétrolier de John Davison Rockfeller. L’entreprise compte alors pour 90 % du raffinage, du transport, du commerce et de la distribution de l’or noir. En 1911, l’administration de Teddy Roosevelt démantèle ce véritable mastodonte en se basant sur les préceptes du Sherman Act. Selon Lina Khan, « la vision du sénateur John Sherman était animée par la compréhension que la concentration du pouvoir économique consolidait également le pouvoir politique, nourrissant des pressions anti-démocratiques ».

Mais depuis, la législation de la concurrence a quelque peu évolué. Sous l’impulsion de Robert Broke et de son ouvrage The Antitrust Paradox paru dans les années 1980, la priorité est désormais la satisfaction du consommateur. Ainsi, une situation de monopole ne pourrait être néfaste du moment que les prix proposés restent bas. « Un souci de structure (est-ce que le pouvoir est suffisamment réparti pour garder les marchés compétitifs ?) a été remplacé par un calcul (est-ce que les prix ont augmenté ?) » estime Lina Khan.

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La présidente de la FTC s’oppose à ce cadre de pensée qui ne pourrait s’appliquer dans le cadre de la régulation des géants du numérique. La première raison étant que certaines de ces entreprises offrent des services gratuits, ou quasi-gratuits, notamment en échange de nos données personnelles, ce qui n’est pas pris en compte par les outils de mesures proposés par le représentant de l’école de Chicago. Bien au contraire, conserver des prix bas fait même partie intégrante de la stratégie d’Amazon. Il paraît également légitime de se questionner quant aux dérives d’une telle concentration de données par une poignée d’entreprises. Cette problématique n’est pas nouvelle et a déjà été source de nombreux scandales par le passé à l’image des fuites de données des utilisateurs de Facebook dans l’affaire Cambridge Analytica ou encore des milliards de data collectées par la NSA dans le cadre de l’affaire Snowden.

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Lina Khan souhaite donc s’affranchir de cette vision néolibérale et de cette doctrine législative qui n’a presque pas évolué depuis le début du XXème siècle. Elle propose de revenir à l’essence même de la définition de monopole : une concentration exclusive de l’offre par une seule entreprise sur un marché ce qui, selon elle, ne peut qu’être néfaste. Sous cet angle, la domination des GAFAM ressemble à s’y méprendre à celle exercée par la Standard Oil deux siècles auparavant, à la différence près que le rayonnement des géants du web ne se limite pas au territoire national, bien au contraire. Présent dans 194 pays, la couverture géographique de Google est quasi-planétaire. En 2021, le nombre d’utilisateurs actifs de Facebook représentait 2.9 milliards, soit plus d’un tiers de la population mondiale. Il en est de même pour Apple et Amazon : la firme à la pomme a ouvert plus 175 boutiques dans le monde tandis que le géant texan pénètre plus 180 marchés à l’international. Selon Elsa Conesa, chroniqueuse pour Les Echos, “Google régit 89 % du marché des moteurs de recherche, 95 % des jeunes adultes américains utilisent Facebook, et 45 % des ventes en ligne aux Etats-Unis ont lieu via Amazon. Google et Facebook absorbent 63 % des publicités sur Internet tandis que Google et Apple équipent 99 % des téléphones portables. Figurant parmi les plus grosses capitalisations boursières de la planète, Google, Facebook, Amazon et Apple pèsent à eux quatre près de 3.000 milliards de dollars”.

m&a_khan_ftc_applePas de place pour la concurrence sous l’ombre de ces mastodontes qui ont réalisé pas moins de 700 acquisitions sur les douze dernières années pour un total de 140 milliards d’euros. Si certaines entreprises parviennent à atteindre une taille critique, ces dernières sont immédiatement rachetées. Celles qui survivent sont incapables de lutter à armes égales avec les GAFAM, qui au-delà de leur taille imposante feraient usage de pratiques déloyales pour maintenir leur suprématie. Amazon a par exemple été assigné en justice car accusée de privilégier la mise en avant de ses propres produits sur sa plateforme. Il en est de même pour Apple, contre qui des voix s’élèvent vis-à-vis de la politique de l’App Store qui empêche les développeurs d’applications de proposer leur propre système de paiement. Ces derniers sont alors contraints d’utiliser le système par défaut et de s’acquitter de “l’Apple tax” à hauteur de 30 % des achats effectués par les utilisateurs de leur application. En réduisant ainsi la concurrence au silence, la domination des GAFAM s’avère être un véritable frein à l’innovation.

Les géants du numérique ont atteint une taille si importante qu’ils sont désormais quasiment indispensables. Il serait impensable pour un commerçant de se passer des services d’Amazon tout comme un développeur ne pourrait se priver de l’App Store pour vendre ses applications. Le haut fonctionnaire français Sébastien Soriano, président du régulateur des télécoms et ancien rapporteur général adjoint de l’Autorité de la concurrence, reconnaît que “les effets de réseaux ont été sous-estimés. Une fois passée une certaine taille critique, vous avez un effet boule de neige”. C’est précisément cet effet que Lina Khan cherche à endiguer. Désormais présidente de la FTC, elle dispose d’un large arsenal de solutions pour y parvenir.

Entre régulation et démantèlement : quel sort réserver aux Gafam ?

m&a_khan_ftc_antitrustAfin de renforcer la législation antitrust actuelle jugée désuète par Lina Khan, cinq propositions de loi ont été soumises à la commission judiciaire de la chambre des représentants du Congrès américain en juin 2021. Les régulateurs souhaitent s’attaquer au business model même des géants du numérique, en proscrivant par exemple “l’autopréférence” pratiquée par ces firmes qui ne pourraient plus être à la fois juge et partie sur leurs plateformes. En d’autres termes, Amazon serait cantonnée à son rôle d’intermédiaire de vente, ne pourrait plus proposer ses propres produits sur sa plateforme et les privilégier au détriment des commerçants adverses. Elisabeth Warren, vice-présidente du Parti démocrate au Sénat, compare cette situation à celle des compagnies de fer du XVIIIème siècle : « Ils pensaient qu’ils pouvaient gagner de l’argent non seulement en vendant des billets de train, mais aussi en achetant le fabricant d’acier et en diminuant le prix du transport pour lui tout en l’augmentant pour leurs concurrents ».

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Afin de redonner du souffle à la concurrence et de surmonter les “kill zones”, ces marchés que les entrepreneurs évitent tant la domination des GAFAM y est écrasante, les régulateurs proposent d’encadrer plus fermement les projets d’acquisitions soumis par les géants du numérique. Lina Khan envisage par exemple de valoriser les quantités de données personnelles dont disposent les entreprises avant de valider leurs projets de fusions-acquisitions. Jusqu’ici, seuls les agrégats financiers conventionnels étaient étudiés pour statuer sur le caractère anticoncurrentiel de ces rapprochements. Certains démocrates proposent même d’aller plus loin et de présumer toutes acquisitions par des sociétés valorisées à plus de 100 milliards de dollars comme étant anticoncurrentielles. Plus généralement, la juriste de Yale et les législateurs souhaitent donner plus de portée à l’antitrust et en redimensionner les contours. Le niveau des prix ne pourrait être l’unique mesure des torts causés aux consommateurs. Le respect de la vie privée, la profondeur et la qualité de l’offre sont d’autant de critères qui devraient être pris en considération.

m&a_khan_ftc_taxesSelon le membre du parti républicain Ken Buck, repenser le cadre réglementaire est un “bon point de départ”. Seulement, le droit n’est qu’une base, et l’instrument législatif n’est pas suffisant pour rétablir l’équilibre sur les marchés. Le second levier dont disposent les régulateurs de la concurrence est de nature financière, par le biais des amendes et des taxes. Google a par exemple écopé de multiples amendes de la Commission européenne ces dernières années pour un montant total de près de 8 milliards d’euros. Sous la présidence de Lina Khan, il y a fort à parier que ces amendes vont se multiplier à l’avenir. Néanmoins, l’impact de ces mesures reste à nuancer tant la trésorerie des géants du numérique semble inépuisable.

Les autorités réglementaires disposent d’une dernière cartouche contre les Big Tech : celle du démantèlement. Lina Khan est favorable à cette proposition : « les scissions d’entreprises sont souhaitables, et elles n’ont pas nécessairement besoin de passer par des décisions de justice. Les Etats-Unis ont déjà fait pareil dans d’autres secteurs, en interdisant aux fournisseurs de rails de privilégier leurs trains, par exemple. Ce genre de lois est dans la tradition américaine. Ce n’est pas quelque chose d’exotique ». La jeune juriste estime qu’une telle procédure est nécessaire pour les GAFAM, tant leur activité est diversifiée et leur emprise conséquente. Bien que les Etats-Unis aient déjà eu recours à de telles procédures, la dernière en date remonte à 1982 lors de la scission d’AT&T et du système Bell.

La stratégie à adopter pour réglementer les Big Tech est au cœur des débats. Quelle que soit la solution retenue, il faudra beaucoup de temps avant d’observer des bouleversements dans le paradigme actuel. A 32 ans, Lina Khan a l’avantage d’avoir sa carrière devant elle pour légiférer et suivre la bonne application de ses travaux, mais également de ne pas faire cavalier seul face à ses adversaires titanesques. Elle peut compter sur le soutien de personnalités influentes telles que Margrethe Vestager ou Tim Wu, d’autant plus que l’opinion publique est également favorable à une réglementation plus stricte des géants du numérique.

 

Victor Tramier, étudiant à Grenoble École de Management et contributeur du blog AlumnEye