Début février, l’annonce a fait l’effet d’une bombe dans le milieu des banques d’investissement. La plus grande IPO du siècle, en cours d’initiation, a vu l’Arabie Saoudite confier un mandat à la boutique Moelis & Co pour l’introduction en bourse de 5% du capital de sa société nationale pétrolière : Aramco. Si l’opération est encore loin d’être aboutie – se heurtant notamment à des obstacles réglementaires – elle propulse Moelis & Co, une boutique encore peu connue du grand public, sur le devant de la scène des banques d’affaires.

 

Ken Moelis : un banquier d’investissement entreprenant

Moelis & Co doit essentiellement son succès à Kenneth Moelis, qui jouit d’une expérience de plus de 30 ans dans l’industrie. Né en 1958, cet Américain diplômé de la Wharton Business School a débuté sa carrière au début des années 1980 au sein de Drexel Burnham Lambert. Evoluant notamment auprès de Michael Milken – acteur connu des prêts High-Yield et des LBOs aux Etats-Unis – il devient MD au sein du bureau de Los Angeles de la firme. Cependant, cette dernière disparaît en 1990 suite à des accusations d’agissements frauduleux sur le marché des junk bonds assénées à Michael Milken. Moelis rebondit en rejoignant – avec une partie de son équipe – Donaldson Lufkin et Jenrette, en tant que responsable de la division Corporate Finance et Banque d’Investissement. C’est à DLJ qu’il fera ses preuves sur des deals d’envergure, et exprimera son talent d’entrepreneur capable de créer un département M&A de toute pièce, menant ses équipes vers le sommet des league tables. Dans les années 1990, il parvient à en faire une référence sur la côte Ouest américaine.

En 2000, DLJ est acquis par Credit Suisse First Boston et Ken Moelis est nommé à la tête de la division Investment Banking américaine du nouvel ensemble. Il la quitte pourtant immédiatement pour une concurrente moins développée : UBS Warburg, la branche IB américaine d’UBS. Ce choix surprend, mais, rapidement celui qu’on surnommera « Ken of Arabia » se donne les moyens de ses ambitions. Dans les trois mois qui suivent son arrivée, il recrute près de 70 seniors chez UBS et en fait un nouvel acteur majeur du M&A. En 2006, UBS est 4ème mondiale en termes de fees perçus en activités de conseil financier et Moelis a sous sa direction plus d’une centaine de personnes.

Pourtant, à l’été 2007, il quitte UBS, lassé de la bureaucratie des grandes structures, et décide de fonder, avec d’autres collaborateurs, une boutique éponyme. Une nouvelle aventure commence pour Ken Moelis, pourtant à l’aube de la crise financière et économique.

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Une boutique devenue incontournable

En juillet 2007, ce sont Navid Mahmoodzadegan, Jeffrey Raich et d’autres anciens d’UBS qui se joignent à lui et créent Moelis & Co. La firme ouvre deux bureaux à New York et Los Angeles et fait une entrée remarquée sur la scène M&A. Classée dans le top 10 des conseils M&A outre-Atlantique, son track record est impressionnant. La boutique intervient dans l’OPA d’Anheuser-Beusch par InBev pour plus de 60 milliards de dollars, l’attaque hostile de Microsoft sur Yahoo, ou encore l’acquisition des hôtels Hilton par Blackstone. Elle reprend également les activités Restructuring de Jefferies et diversifie sa gamme de conseils au-delà du M&A. Interrogé sur les raisons de son succès étant donné la conjoncture de l’époque, Kenneth Moelis s’exprime dans le Financial Times : « Do you know how many people told me we were going to go bankrupt ? Everyone. When I was expanding in the crisis the whole street thought I was crazy« .

Face au pessimisme de l’industrie, Moelis & Co se permet, non seulement d’intervenir sur de belles transactions, mais aussi d’ouvrir des bureaux dans d’autres centres économiques majeurs. Ainsi, Londres, Melbourne, Dubaï ou encore Sao Paulo marquent le développement international de la société qui compte désormais 17 bureaux à l’étranger.

La firme jouit depuis ses débuts d’une croissance régulière. En 2013, avec près de 300 banquiers, son chiffre d’affaires s’élevait à 411,4 millions de dollars, fruits notamment des fees reçus de l’intervention dans l’acquisition de Heinz par Berkshire Hathaway. Au premier trimestre 2016, atteignant 126,7 millions de dollars, ses revenus avaient augmenté de 27% par rapport au premier trimestre 2015 ; passant de 113 à 126 clients sur la même période. La société est cotée au NYSE depuis le printemps 2014 et son capital est majoritairement détenu par ses salariés. A titre d’exemple la participation de Kenneth Moelis fut évaluée par Bloomberg à 386 millions de dollars au moment de l’IPO.

Dès le début, Moelis a su imprimer sa marque : une boutique d’excellence où les collaborateurs, parmi les meilleurs de l’industrie, sont amenés à travailler sur les deals les plus prestigieux. La collégialité voulue par Moelis se reflète dans le système de rémunération qui distingue l’établissement des autres boutiques. Un seul pool est constitué pour les rémunérations variables : chacun perçoit autant que ses collaborateurs de même rang. En outre, les insiders reconnaissent que si la boutique est l’une des plus exigeantes en termes de charge de travail – dans une industrie où on la sait déjà élevée – la marge de progression et l’exposition aux deals y est très gratifiante pour les juniors.

 

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Saudi Aramco : la consécration

Au début du mois de février, l’Arabie Saoudite annonce sa volonté d’ouvrir 5% du capital de sa société nationale pétrolière, Saudi Aramco. La levée potentielle de 100 milliards de dollars en ferait alors la plus grande IPO de l’histoire, devant celle d’Alibaba. Moelis & Co est nommée comme unique conseiller, tandis que JP Morgan, Morgan Stanley et HSBC sont preneurs fermes. Cette opération d’envergure s’inscrit dans la « Vision 2030 » du prince héritier et ministre de la Défense, Mohammed Ben Salmane. Pour l’Arabie Saoudite, premier producteur mondial de pétrole, il s’agit de réduire sa dépendance économique à l’or noir (en 2016, son déficit commercial s’élève alors à 98 milliards de dollars, largement imputables à la chute du prix du baril), et s’ouvrir davantage aux investissements étrangers. Après un emprunt obligataire record en octobre 2016 et une participation au tour de table d’Uber l’an dernier grâce à son fonds souverain, le pays poursuit sa transition économique.

Mohammed Ben Salmane annonce alors dans The Economist une valorisation de la société, propriété de l’Etat saoudien, à 2000 milliards de dollars. Une estimation qui divise les spécialistes, d’autant que peu d’informations sont dévoilées sur cette société nationalisée par l’Etat saoudien. Dans l’actualité récente, des voix discordantes se sont même élevées au sein de l’administration saoudienne, jugeant que la valorisation d’Aramco était plus proche de 1200 à 1400 milliards de dollars. Pour une IPO sur 5% du capital, cela apporterait 60 à 70 milliards de dollars de fonds propres à Aramco. La principale problématique de la valorisation d’Aramco repose sur le prix du pétrole, fluctuant et incertain par nature, et sur la capacité de production future du pays, qui reste à estimer. Le prince héritier a également indiqué que cette évaluation reposait sur la baisse du taux d’imposition d’Aramco de 85% à 50%, augmentent ainsi les dividendes de la société tout en préservant les recettes de l’Etat actionnaire.

En outre, le choix de la place boursière où l’IPO sera réalisée nécessite une étude approfondie des conseils de la société. En plus de la bourse de Riyad, une cotation sur une autre place financière telle New-York, Londres, Hong Kong ou Tokyo est envisagée. Cependant, chaque destination présente des contraintes règlementaires, notamment en termes de transparence et d’information financière et comptable, auxquelles l’Arabie Saoudite n’est pas habituée. Aux Etats-Unis, certains observateurs pensent que de nombreuses plaintes portées devant des tribunaux fédéraux dénonçant de supposés liens entre l’Arabie Saoudite et le financement du terrorisme pourraient empêcher l’opération, suscitant un tollé dans l’opinion publique.

Cette IPO de très grande envergure ne devrait pas se décanter, avant le début de l’année 2018. L’effet d’annonce pour Moelis & Co reste considérable. Dans une activité où les conseils choisis sont plus souvent membres de grands ensembles fortement capitalisés, Moelis a damé le pion aux principaux acteurs du marché.

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De nouveaux défis à relever

Alors que l’année 2015 avait été fastueuse pour le M&A aux Etats-Unis, le marché s’était relativement calmé depuis deux ans, désavantageant les boutiques, face aux bulge bracket. En effet, alors que ces dernières ont un business model plus diversifié, proposant des services connexes aux entreprises tels le financement ou l’Equity Research, les boutiques sont plus fortement impactées par la chute du deal flow. Cette situation amène les banquiers des bulge brackets à critiquer la qualité des conseils des boutiques, notamment en les accusant de pousser leurs clients à exécuter des deals peu créateurs de valeur, pour s’assurer des fees. Ken Moelis répond à ses détracteurs en avançant que, contrairement à eux, les banquiers des boutiques sont beaucoup moins susceptibles de rencontrer des conflits d’intérêts et peuvent se concentrer uniquement sur le conseil pur : M&A, Restructuring, IPO. Dans le cadre du mandat confié par Aramco, si JP Morgan, Morgan Stanley et HSBC ont été choisis comme preneurs fermes pour leur capacités financières, Moelis a montré la pertinence de l’intervention des boutiques dans les opérations les plus capitalistiques. Dans des opérations comme celles-ci où les bulge bracket partent avec un avantage certain, Moelis a détrôné ces institutions, comme des boutiques telles que Evercore ou Rothschild, pourtant plus spécialisées lorsqu’il s’agit d’opérations impliquant des actifs nationalisés. Pour certains, c’est la qualité de pitcheur de celui qu’on pourra bientôt surnommer « Ken of Arabia » qui a fait pencher la balance. La gestion de l’IPO va tester ses équipes ECM jusque-là peu habituées à de telles opérations.

Mais d’autres défis attendent la société qui, avec moins de 700 employés, veut conserver son esprit « boutique » tout en maintenant ses prises sur les plus gros deals mondiaux. Parmi ses forces, on compte l’esprit de collégialité si cher à son fondateur, mais aussi la promesse d’une exposition accrue des juniors. Offrant une courbe de progression reconnue et inégalée, elle parvient à attirer les meilleurs talents.

La culture spécifique de Moelis & Co est également mise à rude épreuve et doit s’adapter à des défis d’autre nature. Dans une industrie connue pour son rythme de travail, une étude de 2015 sur WallStreet Oasis réalisée auprès de banquiers juniors montrait que les Analystes et Associates de la firme travaillaient en moyenne 16,5 heures de plus que ceux de Goldman Sachs, avec une moyenne de 89 heures par semaine. Pour éviter de pousser ses meilleurs profils vers la sortie, la boutique a introduit des week-ends protégés pour ses juniors, pratique désormais répandue dans l’industrie. C’est que la fuite des talents que connaît l’industrie financière à l’échelle globale, affecte également Moelis. Dans une tribune publiée sur Financial News London le 28 septembre 2016, Ken Moelis prend ce problème à bras le corps et défend l’attractivité de la banque d’investissement. Face à ces replis, notamment vers la Silicon Valley, les fonds d’investissement ou les hedge funds, il affirme que les représentants de l’industrie ne doivent plus être ceux des bulge brackets qui ne peuvent répondre aux besoins des millenials, mais ceux des sociétés d’entrepreneurs. Il cite en exemple sa boutique, fondée sur le modèle à l’ancienne des partnerships à l’esprit collégial, de nouveaux modes de recrutement et une autre façon de retenir les plus jeunes. A ses yeux, les nouvelles générations qui veulent donner un sens à leur travail peuvent trouver leur voie dans la finance, et en particulier chez Moelis, en étant rémunérées à leur juste valeur, conseillant les entrepreneurs qui façonnent le monde de demain.

Si ces défis sont de taille, il ne semble pas qu’il faille trop s’inquiéter pour Moelis & Co. En 2016, soit moins de 10 ans après sa création, elle a réalisé une croissance forte avec 613 millions de dollars de revenus et 269 clients conseillés. Le pari fou de 2007 est plus que gagné.

 

Jean-Baptiste Bourbier, étudiant à l’ESCP et contributeur du blog AlumnEye