Véritable référence en Sovereign Advisory, Anne-Laure Kiechel raconte à AlumnEye son parcours. De la banque d’affaires à la dette souveraine, elle a fondé Global Sovereign Advisory qui conseille aujourd’hui plus d’une vingtaine de pays. Elle lève le voile sur un secteur qui fascine autant qu’il intrigue, et donne de précieux conseils à tous les étudiants aspirant à une carrière dans le conseil aux États.

Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Avant un cursus secondaire classique achevé au lycée Rochambeau de Washington, j’étais dans une classe à horaires aménagés musique. Le concept ? Entre le CM1 et la seconde, un emploi du temps partagé entre les cours de solfège et la pratique intensive d’un instrument, le piano dans mon cas, et les matières usuelles. Je suis rentrée en France à 16 ans, mon bac en poche, pour intégrer les classes préparatoires Maths Sup/Maths Spé au lycée Louis Le Grand. Disons que j’étais peu douée pour cela, et que je garde des souvenirs accablés (pour mes professeurs) des cours de dessin industriel et de physique. J’ai ensuite poursuivi des études de mathématiques à Jussieu, avant d’intégrer HEC puis de suivre le cursus CEMS en double-diplôme avec l’Universität St.Gallen en Suisse.

Le hasard des stages m’a amenée vers la dette : la Bayerische Landesbank proposait un stage de 4 mois à Munich, au sein de l’équipe de Debt Capital Markets (« DCM »). J’ai candidaté avec enthousiasme, plus par goût pour la Bavière et le festival de Salzburg tout proche, du moins initialement. Je me suis rapidement prise au jeu, et ai eu la chance d’être initiée à tous les postes du département. C’est donc tout naturellement que j’ai voulu faire mon second stage long – 8 mois – en DCM, chez JP Morgan à Londres dans l’équipe couvrant l’Allemagne. J’ai le souvenir distinct d’avoir interloqué les recruteurs en expliquant que le M&A ne m’intéressait pas, et que je voulais absolument « faire de la dette ». JP Morgan se révéla une école exigeante, sur le fond comme sur la forme.

Puis ce fut le temps du premier job, chez Lehman Brothers, en DCM, encore. C’était au tout début du marché obligataire en Euro : première opération pour la CADES, premières opérations de grandes entreprises françaises… Un marché se créait sous nos yeux. Étant une des grandes maisons de taux/crédit aux USA, Lehman Brothers se devait de s’imposer en Europe : le dialogue entre Londres et New York était permanent, et la banque avait la particularité d’avoir outre-Atlantique des vétérans du marché, qui avaient fait toute leur carrière au sein de la banque (phénomène rare dans les salles de marchés) : une aubaine pour apprendre et se former ! Après plusieurs années en DCM, j’ai eu la chance de pouvoir également faire de l’Equity Capital Markets («ECM»): Lehman Brothers avait comme culture d’entreprise d’encourager ses employés à connaître plusieurs disciplines et à avoir plusieurs majeures. Après près de 8 années, d’abord à New York puis à Londres, je suis rentrée à Paris pour raisons personnelles, et ai intégré l’équipe parisienne qui couvrait les clients français. L’opportunité également de toucher, enfin, au M&A. J’étais donc à Paris ce fameux 15 septembre 2008…

Une fois les dossiers sur lesquels je travaillais achevés, et après 10 ans de Lehman, je rejoins Rothschild & Co à Paris. J’ai commencé à y faire du conseil en notation, puis plus largement du conseil en financement pour des entreprises – en France et hors de France -, en mettant à profit les compétences acquises chez Lehman Brothers en financement de marchés… qui se révéleront également précieuses pour la suite. Ainsi, avec initialement une poignée d’engagés, nous – car c’était une aventure collective – avons développé une franchise de conseil aux États que j’ai par la suite dirigée. Le pari n’était pas gagné d’avance : Lazard sans rival dominait le marché. La Côte d’Ivoire fut un des premiers pays à nous faire confiance, puis la Grèce, l’Ukraine, le Sénégal… Au total, nous avons travaillé pour une vingtaine d’États en cinq ans, essentiellement sur des sujets liés aux marchés de capitaux et à des levées de fonds.

Avant de lancer la practice Sovereign Advisory chez Rothschild & Co, vous aviez un parcours très orienté Investment Banking (DCM, ECM, Leveraged Finance, M&A). Comment avez-vous réussi ce changement ? Aviez-vous déjà, durant votre parcours en IB, des relations étroites avec des États ?

J’avais eu l’occasion de travailler pour des entités publiques et des États chez Lehman Brothers, et de pouvoir, au fil des rencontres, côtoyer des personnalités publiques, en particulier étrangères. Les compétences et méthodes de travail acquises en Investment Banking se sont relevées très précieuses dans le développement d’une nouvelle franchise. La technique acquise en DCM ou en taux m’a permis de mettre ces compétences de marché au service des États, qui cherchaient alors pour la plupart à s’endetter sur les marchés de capitaux internationaux.

Qu’est-ce qui change entre l’accompagnement de grandes entreprises et celui des États ? Quelles similitudes ?

Dans les deux cas, on a la même responsabilité : analyser froidement une problématique, utiliser la technique pour expliciter des solutions, peser le pour et le contre de chacune, faire une recommandation et construire une stratégie pour arriver au but, en restant à sa place : celle de conseil, pas d’acteur. Il y a eu des missions passionnantes auprès d’entreprises que j’ai eu la chance de conseiller. M’intéressaient toujours particulièrement celles qui visaient à en faire des leaders.

Lorsque l’on travaille auprès d’un État, il y a une notion de service qui vous engage et vous implique dans quelque chose que je crois d’infiniment noble à mes yeux : la chose publique.

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En 2016, vous prenez en main le dossier grec et c’est ce qui va constituer un tournant dans votre carrière. Penser l’économie de manière transactionnelle ne vous suffit plus, vous voulez travailler et influer sur la dette souveraine et son utilité. Qu’est-ce qui a provoqué ce changement ?

Le « dossier grec » comme vous l’appelez avait bien entendu des composantes techniques qu’il s’agissait de maitriser, afin de défendre au mieux les intérêts helléniques. Mais l’essentiel n’était pas là : il était manifeste que l’on avait enlevé à ce pays, à ce peuple, sa souveraineté. Il était manifeste – de nombreux écrits officiels en témoignent – qu’il y avait au-delà du sujet pur de la dette grecque et des solutions techniques qui pouvaient y être apportées des enjeux politiques qui ont trop souvent dominés. Ne pas le voir, ne pas en tenir compte était, selon moi, faire une erreur et mal conseiller le gouvernement grec. Pour mémoire, Alexis Tsipras demande le QE¹ pour la dette grecque peu de temps après son élection, des démarches sont faites afin d’autoriser les banques grecques à relever le plafond de dette grecque qu’elles sont autorisées à porter sur le bilan… Tout cela a été repoussé, refusé… jusqu’au changement de majorité. Vivre une telle odyssée, où vous avez la chance de pouvoir observer les protagonistes, interroge bien entendu sur le rôle d’un conseil, sa capacité d’action et sur le sens de ce que vous faites, tout simplement.

Je constate alors que la technique touche sa limite dans un contexte très politique et comprend qu’il serait plus efficace d’accompagner les gouvernants sur un spectre plus large de politiques publiques.

Vous créez Global Sovereign Advisory en 2019, peu après survient la crise sanitaire liée à la COVID-19. Les plans d’urgence se multiplient et les États ont besoin d’aide. À titre d’exemple, la France emprunte 260 milliards d’euros en 2020 à taux négatif et la BCE achète de la dette pour lutter contre la crise ce qui contribue à cette situation favorable. Mais qu’en est-il de la soutenabilité de cette dette qui ne cesse de croître ?

GSA est créé en 2019. Rapidement, nous travaillons pour une petite dizaine de pays. Arrive la pandémie : les cartes sont brutalement rebattues. La plupart des dirigeants, des gouvernements auxquels nous parlons sont dans un état de sidération. Ils comprennent qu’une crise sans précèdent se dessine. Chacun cherche à savoir ce que fait l’autre, les pays nous demandent alors beaucoup : qu’est-ce que d’autres pays (parfois de leur région, parfois dans le monde) ont mis en place pour les particuliers ? Qu’est ce qui fonctionne, ne fonctionne pas ? Ont-ils également mis en place des mesures vis-à-vis des entreprises ? S’agit-il plutôt d’aides directes, de garanties, de permettre de différer certains paiements dus à l’État ? Nous avons alors rapidement constitué une base de données comportant les mesures phares des pays, en commençant par le G20, puis en travaillant plus spécifiquement sur les zones des pays que nous conseillions (Balkans ; zone UEMOA, Afrique Australe, Caucase…). Nous la mettions à jour en temps réel, distribuions des idées et feedback – aussi de ce qui ne marchait pas – en quasi direct aux pays. Il y a eu un effet bouche à oreille : certains pays avec lesquels nous ne parlions pas encore ont souhaité entamer un dialogue avec nous sur ces sujets, puis nous ont demandé de contribuer à l’élaboration de leurs plans de ripostes, et, pour certains, de leurs plans de relance. La question des ressources (comment financer tout cela) s’est ensuite vite posée, et avec elle, la soutenabilité de la dette des pays, dans un contexte macro-économique dégradé.

Quel est le rôle de Global Sovereign Advisory dans le contexte actuel ?

Celui d’un conseiller totalement indépendant, qui partage les expériences intéressantes menées par d’autres pays dans le monde, qui apporte des réponses aux problématiques qui nous sont posées. Nous avons pour objectif d’apporter une forte expertise technique – mêlant à la fois connaissances académiques et expérience de terrain – ainsi qu’une capacité d’exécution permettant de mener un projet au bout. Nous nous efforçons de nous inscrire dans une approche holistique, permettant la cohérence des actions entre les différentes dimensions pour lesquelles nous avons une approche granulaire – par exemple fiscalité, économie et dette (levées de fond ou restructurations).

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Chez Global Sovereign Advisory vous conseillez une vingtaine de pays, vous citiez le même nombre pour la practice Sovereign Advisory de Rothschild & Co. Avez-vous retrouvé les mêmes États ?

GSA conseille certains pays que je conseillais déjà chez Rothschild & Co : rien de plus normal, la confiance, les liens et les habitudes de travail se créent et se renforcent au fil des ans. Il y a également des pays auxquels nous n’avions jamais parlé, et qui nous font l’honneur de nous faire confiance. Je n’ai pas fait de statistiques, mais ces derniers doivent représenter près de la moitié des pays pour lesquels nous travaillons actuellement.

Quelle différence faites-vous entre votre travail chez Rothschild & Co et au sein de votre propre structure, Global Sovereign Advisory ?

Le travail chez Rothschild & Co était essentiellement transactionnel. L’approche de GSA est celle d’un conseil holistique en politiques publiques (fiscalité, développement économique, stratégie de dette et de financement…), un travail d’accompagnement dans la durée, et sur plusieurs problématiques. Ce qui ne veut pas dire que nous ne conseillons pas aussi un pays ou une entreprise publique lorsqu’ils effectuent une levée de fonds, ou toute autre transaction de marché. Nous le faisons régulièrement !

Notre approche est la suivante : nous commençons par accompagner la puissance publique dans le renforcement de son lien avec ses écosystèmes (Institutions financières Internationales, investisseurs, etc), et de façon multidimensionnelle (gestion de son budget, capacité à mobiliser des ressources, attractivité vis-à-vis d’investisseurs étrangers).

Si la question d’une transaction se pose, nous commençons par regarder si elle a du sens dans la stratégie globale d’un pays, puis nous pouvons être amenés à formuler des recommandations afin d’en optimiser la structure et les termes. Si un État décide alors d’aller de l’avant, nous l’accompagnons comme conseiller indépendant dans l’exécution de cette opération. Pour nous, conseiller sur une transaction est donc plutôt la conséquence du travail fait au préalable avec le pays.

Nous accordons enfin beaucoup de valeur à la transmission : former, quand c’est demandé par un pays, fait partie intégrante de ce que nous considérons comme notre mission. Un conseil ne doit selon nous pas faire la même chose année après année : il doit accompagner le pays à devenir autonome, et le conseiller ensuite sur d’autres thématiques.

 

Peut-il arriver que vous conseilliez un même pays ou cela risquerait de faire doublon ?

Il revient au pays de décider ce qui fait doublon ou pas. Il peut arriver qu’un pays souhaite faire appel aux compétences de GSA et Rothschild & Co, ou GSA et Lazard, ou GSA, Rothschild & Co et Lazard ! Chacun d’entre nous a son expérience, ses majeures, sa manière de faire. Il y a sur les deux premiers points des intersections. Quand c’est le cas, le dernier fait généralement la différence en fonction des préférences des pays.

 

Vous avez actuellement deux bureaux, un à Paris et un à Washington, envisagez-vous d’en ouvrir d’autres ?

GSA fonctionne avec des employés permanents, et des experts qui peuvent intervenir de façon ponctuelle sur des dossiers. Les membres permanents de l’équipe sont pour la plupart basés à Paris. Avoir une présence à Washington, au plus près des grandes institutions internationales, s’imposait comme une évidence. Nous l’avons mise en place dès la première année d’existence de GSA. Quant à notre réseau d’experts, il est mondial. Les experts sont et restent dans le pays dans lequel ils enseignent, ou exercent. Leurs réseaux locaux sont précieux, et font notre présence locale. Aucune logique à leur demander de venir à Paris de façon permanente, ou d’ouvrir un bureau. Enfin, quand certains clients nous le demandent, nous organisons des missions de longue durée à leurs côtés. Un ordinateur suffit…

 

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Comment se passe le recrutement chez Global Sovereign Advisory en particulier ? Avez-vous une préférence pour certains profils ?

Le fait d’être une entreprise à mission créée il y a seulement 2 ans se traduit par une culture d’entreprise spécifique. Le recrutement est très consensuel : personne n’est recruté sans avoir rencontré la majorité de l’équipe et sans que chaque membre se soit prononcé favorablement. Les entretiens se déroulent en plusieurs tours, avec des entretiens techniques (études de cas) pour commencer. Ceux qui passent avec succès cette étape sont ensuite testés sur leur motivation, pour le conseil aux États bien entendu, mais également sur leur compatibilité avec les valeurs de GSA. Nous n’avons pas d’écoles cibles pour les stagiaires : nos offres de stage sont diffusées partout, en France et à l’international. Le CV d’un candidat doit mettre en lumière un cursus académique riche et différenciant. Nous apprécions les profils internationaux et donnons beaucoup d’importance aux langues maitrisées. Une fois les compétences techniques validées, la différence se fait sur la motivation et l’état d’esprit. Le candidat doit être prêt à se mettre au service d’un État, à travailler dur, à se rendre disponible, etc. Certes, nous avons beaucoup de membres issus d’écoles comme l’ENA, Polytechnique, Harvard ou LSE, mais ce n’est pas le critère primordial. La question c’est : quelles sont vos compétences ? Vos envies ? Est-ce que vous vous insérez dans le groupe ? Que pensez-vous et que voulez-vous apporter ? Partagez-vous les mêmes valeurs ?

 

Pour finir, quels conseils donneriez-vous à un étudiant qui voudrait faire carrière en Sovereign Advisory ?

Que je ne peux que les encourager, car c’est un métier passionnant ! Qu’il est recommandé d’avoir une majeure – qu’elle soit en fiscalité, macro-économie, micro-économie, dette…-, une grande curiosité au monde, de parler couramment plusieurs langues, d’avoir un intérêt au pratique comme à l’académique. Que c’est une discipline très complète, exigeante, dans laquelle on est « au service de », et qu’il faut donc à minima un intérêt fort pour la chose publique !

¹Quantitative easing = assouplissement quantitatif, i.e politique monétaire par laquelle une banque centrale rachète massivement de la dette publique ou d’autres actifs financiers afin d’injecter de l’argent dans l’économie et de stimuler la croissance.

Sam M’TAR, étudiant à Grenoble École de Management et responsable éditorial du blog AlumnEye