J.P. Morgan, Morgan Stanley … des noms connus de tous les étudiants rêvant d’intégrer les banques d’affaires les plus prestigieuses. Leur origine commune : le nom Morgan dont le représentant le plus connu est John Pierpont Morgan, héritier de J.P. Morgan & Co, accessoirement propriétaire du Titanic et considéré comme l’une des personnes les plus fortunées de son temps. La banque Morgan est aujourd’hui une actrice connue de tous dans le milieu de la finance et sa réputation s’étend même au-delà du milieu de la banque d’affaires. La construction de cette réputation est l’aboutissement de plusieurs décennies d’expérience dans le domaine financier depuis le milieu du XIXe siècle et il est intéressant de nous pencher ici sur sa naissance et son ascension au sommet. Retraçons donc l’histoire mouvementée de la banque depuis ses origines en Grande-Bretagne jusqu’à son implication lors de la Première Guerre Mondiale.

Les origines de la banque et sa montée en puissance à la fin du XIXe siècle

Les origines de la banque Morgan remontent au XIXe siècle en Europe, à Londres plus précisément, place qui demeure encore aujourd’hui l’épicentre de la finance du continent. À cette époque, Junius Spencer Morgan devient associé de George Peabody, célèbre banquier américain installé en Angleterre et à la recherche d’un partenaire aux États-Unis. Rapidement, Morgan doté d’un « noble caractère moral et commercial » (selon Vincent Carosso, auteur de The Morgans : Private International Bankers, 1854-1913) apparaît comme un successeur potentiel pour un homme n’ayant pas d’héritier. C’est donc ensemble qu’ils vont gérer la Peabody, Morgan & Co qui deviendra la JS Morgan & Co en 1864 lors du retrait de George Peabody. 

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Les États-Unis étant encore dans une phase de développement industriel à la fin du XIXe siècle, la banque Morgan se positionne rapidement comme la première banque d’investissement du pays, profitant des nombreuses opportunités qui se présentent notamment dans le chemin de fer, activité qui fera la fortune de la banque. Dans les années 1870, le secteur connaît une grave crise : le  gouvernement américain avait octroyé des concessions à de nombreux hommes d’affaires partout sur le territoire dans un objectif de développement économique. La situation a rapidement dégénéré donnant lieu à de véritables luttes acharnées pour contrôler les lignes les plus rentables. On assistait aussi parfois à des situations concurrentielles contre-productives : certaines lignes étaient parfois construites plusieurs fois avec plusieurs propriétaires. On pouvait avoir par exemple 3 ou 4 lignes reliant New York à Boston, tandis que certaines parties du territoire américain n’étaient même pas desservies, c’était le cas pour les trajets Nord-ouest et Nord-sud. C’est ainsi qu’à partir des années 1860-1870, la banque Morgan décide de remettre de l’ordre : elle procède au rachat massif de nombreuses lignes ferroviaires déficitaires pour des sommes dérisoires avec pour objectif d’unifier et de développer un véritable réseau de chemin de fer national. C’est ce que l’on a appelé la « Morganisation » des chemins de fer. La banque investit en parallèle dans de nombreuses entreprises du secteur industriel et finit par se créer un véritable empire économique et financier.  Au tout début du XXe siècle, la banque Morgan administre près de 65% de la production de fer et d’acier, se trouvant de fait à la tête d’un des plus grands « trusts de l’acier ».

La banque Morgan consolide ensuite de manière précoce cette puissance grâce à ses réseaux et sa proximité avec le milieu politique. C’est d’abord durant la période troublée de la Guerre de Sécession qu’elle apparaît comme un acteur de premier plan. Le Gouvernement de l’Union dirigé par Abraham Lincoln l’avait désignée comme représentante financière en Grande-Bretagne, c’est-à-dire qu’elle était chargée de trouver des financements à l’étranger. Cela a considérablement renforcé son prestige et sa stature à la fois au niveau national et international, puisque peu de temps après, elle renouvelle l’expérience pour le compte de la France dans le cadre de la guerre contre la Prusse en 1870. Forte de cette expérience, la banque Morgan s’illustre de nouveau lors de la panique bancaire de 1893 où elle organise le refinancement des réserves d’or des États-Unis alors au plus bas (450 millions de dollars de billets en circulation ne sont plus garantis) pour éviter « une calamité nationale et la honte de notre pays » selon Grover Clevard, alors président des Etats-Unis. John Pierpont Morgan sauve une nouvelle fois le système bancaire en 1907 lors de la « panique des banquiers ». C’est cette expertise de la gestion de crise qui explique la prépondérance de son rôle dans le financement de la Première Guerre Mondiale. 

La banque prend par ailleurs très au sérieux son image. Très tôt, John Pierpont Morgan avait affirmé que le plus grand capital de la banque était sa réputation, c’est pourquoi il s’est toujours attaché à sélectionner ses partenaires en affaires avec la plus grande attention. La plupart des banquiers qui travaillaient pour JP Morgan fréquentaient souvent les mêmes clubs que lui et c’est lors de ces occasions qu’ils étaient recrutés. Ces clubs d’élites étaient primordiaux dans la vie sociale des individus qui les fréquentaient, notamment au niveau professionnel. Véritables marqueurs d’identité, ils permettaient d’assurer une cohésion à travers le partage d’une culture commune. C’est aussi par le biais de ces clubs que les membres de la banque Morgan ont pu accéder au milieu politique et différents réseaux d’industriels.

La banque Morgan, un allié crucial durant le conflit mondial

À la veille de la Première Guerre Mondiale, la banque Morgan est donc un des acteurs les plus puissants et influents du paysage économique et financier aux États-Unis et à l’international. C’est donc tout naturellement qu’elle s’est imposée comme « banquier des Alliés » au moment de la Grande Guerre. 

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Au début des hostilités, les États-Unis déclarent leur neutralité et la banque Morgan reste très prudente par rapport à l’assistance financière que demandent les Alliés. En effet, la situation européenne paraît lointaine pour les américains et ces derniers sont bien plus préoccupés par leur propre situation économique et financière. Ce qui inquiète surtout les américains est le fait que le pays soit encore très largement débiteur, or les européens ayant besoin d’argent pour financer la guerre décident de liquider massivement et quasiment en même temps leurs titres à l’étranger : entre l’été 1914 et décembre 1915, le montant des titres liquidés s’élève à plus de 1,55 milliard de dollars ce qui représente une somme colossale pour l’époque. Ces liquidations entraînent la fuite de l’or des États-Unis vers l’Europe réveillant le traumatisme lié à la crise de 1893 … C’est ce tableau assez sombre qui explique en partie pourquoi, au début du conflit, les États-Unis ne sont pas favorables à l’émission d’emprunts aux Alliés. C’est seulement après plusieurs mois d’hésitations et un retour à un calme relatif que la banque Morgan accepte finalement de soutenir la cause des Alliés. D’abord en 1915 avec l’octroi d’un prêt de 500 millions de dollars à la France et à la Grande Bretagne, puis l’année suivante avec le prêt de l’American Foreign Securities Company à la France, à un moment où se procurer des liquidités devient pour les Alliés une véritable angoisse.

D’une manière générale, entre 1914 et 1917, la banque Morgan occupe une place centrale dans le financement de la France et de la Grande Bretagne, une place bien plus importante que celle du gouvernement américain qui reste en retrait. Parallèlement à ces prêts, elle est aussi responsable de la gestion des achats pour les Alliés aux États-Unis. Son pouvoir est donc colossal et il s’explique par le fait qu’elle est à l’époque la seule à pouvoir assurer ces opérations de grande ampleur. À partir d’avril 1917, un changement s’opère lorsque les États-Unis entrent officiellement en guerre aux côtés des Alliés. Désormais, toutes les négociations financières passent par le Trésor et non plus par la banque Morgan elle-même. Il s’agit donc d’une rupture profonde avec la posture officielle de neutralité affichée jusque-là. Comment peut-t-on expliquer un tel revirement ? Il y a sans doute la volonté du Président Woodrow Wilson de reprendre le pouvoir des mains de la banque. Wilson est démocrate et a longtemps prôné le contrôle des banques et du pouvoir financier. On peut donc y voir un acte symbolique de subordination de la finance à l’autorité politique. Pour autant, il serait trop facile de penser que la neutralité américaine ait été sacrifiée seulement pour une question d’ego de la part du président.

En réalité, la banque Morgan a atteint ses limites en termes de financement dès 1917, d’autant plus que les Alliés réclament encore davantage de liquidités, de soldats, d’armes, de matières premières… les besoins en Europe sont tels que la banque ne peut plus à elle seule répondre à ces demandes. Enfin, une autre raison a certainement eu plus d’impact sur le choix de Wilson d’entrer en guerre, celle de la menace d’une autre crise économique et financière. La banque Morgan s’est considérablement engagée financièrement depuis les débuts du conflit, et il apparaît que si les Alliés venaient à perdre sur le champs de bataille, ils se retrouveraient dans l’incapacité de rembourser les emprunts qu’ils ont contractés. Cela provoquerait inévitablement de nombreuses faillites bancaires suivies par des faillites d’entreprises et cela plongerait in fine les États-Unis dans une grave crise dont le système financier n’est encore que très récent. Wilson est bien conscient de cela et c’est sans doute l’argument qui a fait basculer la position du gouvernement américain : les intérêts économiques des États-Unis passent avant tout.

Malgré tout, ce n’est pas pour autant que la banque Morgan ne joue plus aucun rôle, bien au contraire. Les relations entre la banque et le gouvernement en place n’ont pas toujours été chaleureuses, mais elles sont au moins restées cordiales et J.P. Morgan & Co n’a pas hésité à apporter son expertise lorsqu’il y en avait le besoin. C’est notamment le cas lors des multiples opérations de Liberty Loans entre 1917 et 1918. La banque reste donc un appui solide du gouvernement américain de par sa connaissance du secteur financier, de par son expérience de la gestion de crise et surtout de par ses réseaux développés à l’échelle internationale.

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Vers la conquête de l’international 

La fin de la Grande Guerre marque l’émergence d’un nouvel équilibre mondial. D’abord un nouvel ordre économique et financier car à travers les nombreux prêts consentis aux Alliés, ce sont désormais les États-Unis qui se retrouvent créanciers du monde. On observe également un déplacement du centre de la finance de Londres vers New York et les plus grandes banques américaines notamment la JP Morgan & Co bénéficient d’une législation favorable leur permettant de développer leurs activités à l’étranger. Le Edge Act voté en 1919 va donner davantage de possibilités aux banques pour financer leurs activités à l’étranger notamment en ce qui concerne les crédits accordés aux Alliés. Ces derniers ont en effet un grand besoin de liquidités à la fin de la guerre, les crédits accordés permettent donc de développer et consolider l’économie américaine en soutenant les exportations à destination de l’Europe. Il y a donc un changement de paradigme à la fin de la Première Guerre Mondiale. Si au début du XXe siècle, les banques favorisaient largement les investissements aux États-Unis, à la fin de la Guerre, ces dernières se lancent dans des investissements plus lointains à la conquête de nouveaux marchés notamment en Europe.  L’internationalisation de la finance américaine passe enfin par la question des dettes de guerre qui demeurent une problématique complexe dont la gestion s’étend jusque dans les années 1930.

Ainsi, la Première Guerre Mondiale a été l’événement décisif dans le cadre de l’internationalisation de la finance américaine, bien qu’elle n’a pas été le seul facteur. En effet, cette tendance était déjà observable depuis la fin du XIXe siècle mais il est évident que c’est « grâce » à la guerre que les États-Unis ont acquis une telle puissance dans les domaines diplomatiques, économiques et financiers. La construction du pouvoir de la banque Morgan, toujours d’actualité aujourd’hui sous les noms de J.P Morgan ou Morgan Stanley, est le fruit d’un long processus qui a pris place au milieu du XIXe siècle et qui s’est accéléré ensuite grâce à des circonstances favorables : opportunités d’investissements très nombreuses, absence de système financier ce qui lui a laissé la possibilité de remplir le rôle de « banquier des États-Unis » dans les moments les plus critiques grâce aussi au développement d’un réseau puissant et international. Ce contexte a mis la banque Morgan en position dominante lors de la Première Guerre Mondiale, alors seul acteur légitime pour répondre aux problématiques financières.

 

Sean Lesaigle, étudiant à l’ESSEC et contributeur du blog AlumnEye