L’industrie du Private Equity a marqué l’histoire du monde contemporain en participant au développement des grands empires coloniaux européens (français et britanniques principalement) au 18e et 19e siècle. A cette époque, certaines expéditions ne pouvaient pas lever des capitaux par les voies de financement classiques car le risque porté par les créanciers était trop important. Les initiateurs de ses expéditions se sont donc tournés vers des investisseurs privés moins frileux au risque pour financer leurs projets, en leur promettant un retour sur investissement important en cas de succès. Au 19e siècle, le capital investissement a également participé à la révolution industrielle au Royaume-Uni, puis plus tard en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Le Capital Investissement était encore à un stade embryonnaire et se présentait sous la forme de pool de financiers qui investissaient dans des projets de voies de chemin de fers, de compagnies maritimes… Cette activité de financement n’était pas encore structurée et elle ne représentait qu’une partie très marginale de l’activité économique. doriot1-s  , français d’origine et naturalisé américain, qui a créé en 1946 la société American Research & Development (ARD). Son pari ? Financer l’innovation de jeunes entreprises par des capitaux privés.

 

Qui est « The General » ?

Georges Frédéric Doriot est né le 24 septembre 1899 à Paris dans le 17ème arrondissement. Il est le fils de Auguste Doriot, un ingénieur industriel français connu pour être l’un des pionniers de l’automobile en France et l’un des fondateurs de l’entreprise Doriot Flandrin & Parant. Georges Doriot va grandir dans ce milieu de l’automobile qui connaît à l’époque une véritable révolution technologique. Son père a eu une très grande influence sur son éducation et c’est aussi lui qui lui a transmis cette passion pour l’innovation à travers la mécanique. L’excellente réputation de l’entreprise de son père va lui permettre de tisser un réseau avec de nombreux industriels en France mais aussi en Europe, notamment auprès des frères Bentley en Grande Bretagne. En 1917, il est mobilisé lors de la première guerre mondiale à l’âge de 18 ans comme officier dans l’artillerie française en raison de ses compétences en mécanique. Une fois la guerre terminée, il quitte l’armée française pour entreprendre des études d’ingénieur afin de parfaire ses connaissances en mécanique industrielle. C’est au cours de cette période qu’il va commencer à s’intéresser de près aux problématiques d’organisation industrielle qu’il a pu observer dans l’entreprise de son père. Il restera très marqué par les répercussions négatives de la première guerre mondiale sur l’activité économique de l’entreprise familiale DFP. En effet, après la guerre cette dernière connaitra des années difficiles avant de disparaitre définitivement en 1926.

 

Départ vers les Etats-Unis

En 1921, son père le pousse à rejoindre les Etats-Unis pour découvrir les nouvelles méthodes de travail industriel mais aussi pour que son fils puisse rencontrer les professeurs d’une discipline encore très méconnue en France : le Management Industriel. Georges Doriot se passionne à l’époque pour des personnes comme Henri Ford, qui à travers des méthodes de travail innovantes cherche à améliorer l’efficacité des chaînes de production de ses usines. Il décide donc de partir poursuivre ses études outre-Atlantique sur recommandation de A. Lawrence Lowell, un ami de son père et président de la Harvard Business School. Ayant pour projet initial de rejoindre le très prestigieux Massachusetts Institute of Technology, Georges Doriot étudiera finalement pendant un an à Harvard et obtiendra un MBA en Management et Comptabilité Industriel. C’est l’un des premiers diplômés français de la prestigieuse business school américaine.

Il reviendra enseigner à Harvard après avoir travaillé six ans dans le monde de l’industrie new yorkais. Pendant ces années passées dans des usines de la ville de New York, il a pu appréhender le savoir-faire industriel américain et mettre en application ses compétences en management à travers les différents postes qu’il a occupés. C’est l’un de ses anciens professeurs qui lui propose de rejoindre le corps professoral de Harvard, où il y enseignera jusqu’en 1966. Georges Doriot se distingue très rapidement des autres professeurs de l’école en raison de sa façon originale d’enseigner à ses élèves. En effet, alors que la Harvard Business School est très célèbre pour son enseignement par les cas, lui conçoit l’apprentissage par l’innovation. Dans ses cours les élèves sont encouragés à lancer de nouvelles idées, développer de nouveaux concepts innovants et réfléchir à la résolution de problèmes par des réponses originales. Cette nouvelle façon d’enseigner va faire de lui un professeur très populaire au sein de la célèbre business school américaine mais aussi au niveau national. Parmi les plus célèbres de ses étudiants (« Doriot Men ») on retrouve Philip Caldwell (Ford Motor Co.), John Diebold (the Diebold Group), Ralph Hoagland (CVS), Dan Lufkin (Donaldson, Lufkin & Jenrette), et James D. Robinson III (American Express).

La Seconde Guerre Mondiale éclate en 1939, opposant les forces de l’Axe (Allemagne, Italie et Japon) aux forces Alliées (France, Royaume-Uni et URSS). Les Etats-Unis ne prennent pas part au conflit dès le début et ne rejoindront les forces Alliées qu’en 1941. Georges Doriot, gardant toujours en tête le traumatisme de la Première Guerre Mondiale, souhaite participer à l’effort de guerre en mettant à la disposition du gouvernement américain ses compétences. C’est en 1941 que l’un de ses anciens élèves, le Major Edmund B. Gregory membre de l’état-major de l’US Army, le contacte pour prendre la direction de la division du planning militaire sous le grade de Général. Cette nomination au sein de l’US Army lui vaudra le sobriquet de « The General ». Il accepte la proposition de l’Etat-Major, qui lui accorde en même temps la nationalité américaine.

Son action à la tête de la division du planning militaire a été très remarquée et récompensée par de nombreuses distinctions comme la Army Distinguished Service Medal (Etats Unis), la Légion d’Honneur (France) ainsi que l’Ordre de l’Empire Britannique. Son idée a été de réunir des scientifiques de premier plan, des chercheurs ainsi que des spécialistes de la planification industrielle pour faire émerger des synergies entre ces acteurs. Naîtront de ces synergies, de nombreuses innovations au sein de la division du planning militaire : « de nouveaux uniformes et équipements résistant à tous types de conditions climatiques, une famille complète de rations de survie et la rationalisation du process d’avitaillement des troupes, le développement de nouvelles matières plastiques résistantes à l’eau et au feu, et de nombreuses matières de synthèse ». Georges Doriot était connu pour commencer toutes ses réunions de travail à l’époque par : « Que devrions-nous faire si… ? ». Cette phrase est d’une importance capitale pour bien cerner la personnalité de ce Général, qui cherchait sans cesse à imaginer tous les scénarios différents pour mieux s’y préparer. Cette haute responsabilité qu’on lui a confiée va fortement marquer l’armée américaine en terme de R&D pour les années à venir, mais elle va aussi s’avérer être un tournant dans la carrière de Georges Doriot.

 

Les années après-guerre et initiation du Capital Risque

A la fin de la guerre, le Pentagone lui propose de prendre la direction d’un nouveau département ayant pour objectif d’investir dans des projets ou entreprises à fort potentiel d’innovation liés aux activités militaires. Il refusera cette proposition, mais acceptera d’être consultant pour Washington afin de gérer la transition de ce département après la Guerre, préférant revenir enseigner à Harvard. Néanmoins, le modèle de financement de l’innovation développé par l’armée américaine auprès de certaines entreprises lui donne l’idée d’étendre ce concept à l’économie générale. Pour que le modèle fonctionne, il faut trouver des entreprises avec des projets innovants, sérieux, à fort potentiel de développement qui ont besoin de capitaux pour se développer. Robert Lattès nous donne une définition simple de l’intuition géniale de Georges Doriot : « il s’agit de financer quelque chose dont on n’est pas sûr de se le voir rembourser. En plus, il faudra apprendre à des clients pourquoi c’est utile ! ».

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89a62ae227699f30ad86fd73991ecb419502b953En 1946, le Général Doriot décide de créer la première société de capital risque de l’histoire avec des fonds du MIT, de la compagnie John Hancock Mutual Insurance Co et avec l’aide de Karl Compton, ex-Président de MIT, et Ralph Flanders, sénateur du Vermont. Le montant initial de la société est de $3.4M seulement. La société American Research & Development (ARD) voit le jour avec un concept très novateur pour l’époque : « ARD propose d’aider à la création d’entreprises entièrement nouvelles, bâties autour d’un projet fortement innovant et regroupant des compétences issues des mondes industriels et universitaires. Il s’agit de favoriser la création de sociétés permettant de vraies percées scientifiques ou techniques, ce qui suppose de prendre les projets très en amont et de consacrer une grosse partie des financements à la R&D. »

Le plus célèbre investissement de la société fondée par Georges Doriot a été le financement de l’entreprise américaine Digital Equipment en 1957. Cette société fondée par Ken Olsen, un ingénieur du MIT, a développé l’ordinateur à transistor. Georges Doriot vit à travers cette entreprise de nouvelle technologie, une formidable opportunité d’investissement dans un projet innovant au sein d’une industrie en pleine révolution technologique. Il décide de réaliser un investissement de 70 000 dollars dans cette société car il croyait réellement au projet ainsi qu’en son fondateur. Ces intuitions s’avéreront justes, car lors de l’IPO de DEC une décennie plus tard, la participation de ARD est alors valorisée à 355M $ (soit un TRI >100%). Les détracteurs de Georges Doriot le considèrent comme un spéculateur, pariant sur des projets fous auxquels personne ne croit et qui ne doit sa réussite qu’à la chance. A ces critiques il répondra plus tard : “If I were a speculator, the question of return would apply. But I don’t consider a speculator — in my definition of the word — constructive. I am building men and companies..

En 1972, la société ARD est rachetée par Textron et ses actifs s’élèvent à près de 500 millions de dollars, après avoir financée près de 150 projets de développement d’entreprises. En parallèle de ses activités d’investissement et de ses nombreux projets annexes, le Général Doriot restera un professeur permanent de la Harvard Business School. Tout au long de sa vie il prônera ces trois valeurs fondamentales du Capital Risque : « Investir avec beaucoup de prudence, consacrer des ressources importantes à la gestion de son portefeuille et enfin savoir sortir du capital lorsque l’entreprise arrive à maturité ».

Il décède en 1987 d’un cancer de la gorge à l’âge de 87 ans. Il restera comme l’un des personnages le plus marquants du siècle dernier de l’économie entrepreneuriale. En atteste un article du Wall Street Journal datant du 29 novembre 1999 sur les dix personnalités qui ont le plus influencé l’entreprenariat au cours du 20e siècle. On y retrouve le défunt Georges Doriot pour l’ensemble de son œuvre à la 6e place.

 

Son héritage

D’autres sociétés de Capital Risque ont succédé à ARD quelques temps après son lancement par Georges Doriot, reprenant le même modèle d’investissement. Ainsi, la société JH. Whitney and Co se fera connaître en investissant dans une société du nom de Minute Maid et fera fortune à travers de nombreuses autres opérations de Capital Risque. Désireux d’aider les jeunes entreprises à se développer et conscients des enjeux économiques que représentent ces potentiels futurs grands corporates, certains pays ou institutions lancent à leur tour des sociétés de Capital Risque.release-120423-classroom En 1962, le Canada crée la Canadian Enterprises Development Corporation (CED) et l’Europe lance l’Enterprises Development Company (EED) avec l’aide de Georges Doriot. Son expérience, ses compétences ainsi que sa vision du Venture Capital lui ont valu d’être souvent sollicité pour conseiller des sociétés sur des deals importants. Melissa Banta, la conversatrice de la HVB, disait de Georges Doriot lors d’une conférence lui rendant hommage : « Doriot emphasized that, to him, the point of venture capital was not to make a quick profit, but rather to support entrepreneurs with good ideas and to help emerging technologies and startups succeed for the long term ».

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C’est toujours avec cet esprit de développement et d’innovation qu’il fonda en 1930 le Centre de Perfectionnement aux Affaires (CPA), un établissement d’enseignement supérieur privé français qui forme des professionnels de la direction d’entreprise grâce à des nouvelles méthodes d’enseignement. Cet organisme fait maintenant pleinement partie intégrante de HEC et s’occupe depuis 2002 du programme Executive MBA.

En 1957, il décide de créer une Business School Européenne sur le modèle de la Harvard Business School, et fonde l’INSEAD à Fontainebleau en région parisienne. Il mènera ce projet avec l’aide de deux autres français et ex alumuni de la Harvard Business School : Claude Janssen et Olivier Giscard d’Estaing. Avec le soutien de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris ainsi qu’avec l’aide de son important réseau, il créa cette école, aujourd’hui classée numéro 1 par le Financial Times pour son programme EMBA. La réussite de l’INSEAD est le fruit de l’un des plus gros projets portés par Georges Doriot au cours de sa carrière. Ce projet cristallise la vision qu’il avait du développement économique et de l’enseignement supérieur, en témoigne les propos de Laura Linard, directrice de la bibliothèque Baker à la HBS : “He personifies the impact that a faculty member can have, not only as a really inspirational teacher and mentor … but also the impact that he had in terms of industry itself, the whole creation of the public venture-capital industry. And then, finally, the impact that he had in terms of business education in Europe”. L’héritage que Georges Doriot a laissé derrière lui continue aujourd’hui d’influencer l’industrie du Capital Risque, l’enseignement supérieur ainsi que l’innovation en général.

 

Dates Clés

1899 : Naissance de Georges Doriot, fils de Auguste Doriot ingénieur industriel français et l’un des fondateurs de l’entreprise DFP

1917 : Il est mobilisé dans l’arme française en tant qu’officier dans l’artillerie

1921 : Georges Doriot part étudier aux Etats-Unis pour en savoir plus sur l’organisation industrielle

1922 : Il est l’un des premiers français diplômés de la prestigieuse Harvard Business School avec un MBA en Management et Comptabilité Industriel

1928 : Il accepte de devenir professeur assistant à la Harvard Business School

1930 : Création du Centre de Perfectionnement aux Affaires

1941 : Georges Doriot obtient la nationalité américaine et devient Général de l’US Army. Il commandera la division du planning militaire

1946 : Georges Doriot crée le premier fonds de capital risque de l’histoire : American Research & Development (AR & D)

1957 : Investissement de AR&D dans le capital de la société de DEC à hauteur de 70 000$

1957 : Il décide de créer une Business School européenne sur le modèle de la Harvard Business School, et fonde l’INSEAD à Fontainebleau en région parisienne

1966 : Georges Doriot prend sa retraite en tant que professeur à la Harvard Business School

1972 : la société AR&D est rachetée par Textron et ses actifs s’élèvent à près de 500 millions de dollars

1987 : Il décède le 2 Juin 1987 à Boston d’un cancer de la gorge à 87 ans

 

Louis Carré, étudiant à l’ESCP Europe et contributeur du blog AlumnEye

 

Bibliographie

  • http://www.investopedia.com/articles/financialcareers/10/georges-doriot-venture-capital.asp
  • http://www.frenchweb.fr/georges-doriot-saviez-vous-que-le-pere-du-capital-risque-etait-francais/99429
  • https://usafrance.wordpress.com/2012/12/13/georges-doriot-etait-francais/comment-page-1/
  • http://news.harvard.edu/gazette/story/2015/02/the-talented-georges-doriot/
  • http://news.harvard.edu/gazette/story/2015/02/the-talented-georges-doriot/
  • http://www.atelier.net/trends/articles/portrait-de-lalchimiste-capital-risque
  • http://www.lesechos.fr/22/08/2007/lesechos.fr/300196176_georges-doriot.htm
  • http://www.frenchweb.fr/georges-doriot-saviez-vous-que-le-pere-du-capital-risque-etait-francais/99429
  • General Doriot’s Dream Factory, Book